Monde dans leurs yeux (Le) : Critiques

Onna no Ko ga Iru Basho wa

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 19 Septembre 2024

Ce mois de septembre est important pour le manga féminin en France puisque, grâce aux éditions Vega-Dupuis et à leur discrète mais intéressante collection Alpha, il marque le retour dans notre pays de l'autrice Ebine Yamaji après quinze longues années d'absence. Les plus anciens d'entre nous, mais aussi celles et ceux qui ont pu avoir la chance de dénicher ses oeuvres en occasion (car cela fait malheureusement bien longtemps qu'elles sont en arrêt de commercialisation), se souviennent sans doute de ses histoires abordant avec force, subtilité et maturité l'homosexualité féminine (Indigo Blue, Love my Life...) ou les violences faites aux femmes (comment oublier le bijou Au temps de l'amour ? ). Féministe dans l'âme depuis toujours, elle fait son grand retour avec Le Monde dans leurs yeux, où elle reste fidèle à ses portraits féminins réalistes et sensibles dans des sociétés patriarcales et inégalitaires, tout en renouvelant son approche du sujet.

De son nom original Onnanoko ga Iru Basho wa (que l'on pourrait traduire par "Où sont les Filles?" ), cette oeuvre d'environ 200 pages a été prépubliée au Japon en 2021-2022 dans le prestigieux magazine Comic Beam d'Enterbrain, magazine réputé pour la forte identité de ses auteurs (citons Atsushi Kaneko ou Gou Tanabe en par exemple). Auréolée d'un très bon accueil dans son pays d'origine, elle fut récompensée en 2023 lors de la 27e édition du prestigieux Prix Culturel Osamu Tezuka.

Le principe de ce manga est simple, en étant constitué de cinq chapitres indépendants qui ont pour point commun de narrer, chacun, un moment de la vie de jeunes filles de dix ans dans différents pays, chacune d'entre elles étant confrontée dès son plus jeune âge à une forme de discrimination, d'inégalité ou d'injustice à l'égard du sexe féminin. La série devait initialement se composer uniquement de quatre histoires, mais suite au retour des talibans à Kaboul en 2021 et de tout ce que cela pouvait impliquer de néfaste pour la liberté des femmes, Yamaji et sa responsable éditorial décidèrent de concevoir un cinquième chapitre se déroulant en Afghanistan et qui, bien qu'étant plus court et dans un schéma différent des quatre autres, parvient quand même à proposer un message de liberté en faisant écho à l'émancipation féminine permise dans le pays après le précédent départ des talibans en 2002.

Les quatre autres chapitres nous propulsent chacun dans un pays et un contexte différents, où la mangaka prend soin de respecter chaque culture abordée tout en soulignant différentes formes de discrimination que peuvent y subir les femmes.
En Arabie Saoudite, la petite Salma découvre que son père a deux femmes et que ça ne choque aucun de ses proches, puis doit déjà se confronter à certains limites de la condition féminine alors que, au fond d'elle,commence à naître le désir de découvrir le monde extérieur.
Au Maroc, Habiba et sa grande soeur Laïla doivent subir les remarques de Shama, une amie de leur grand-mère, qui ne cesse d'affirmer que les femmes n'ont pas besoin de livres ni d'études et que c'est leur physique qui compte avant tout pour séduire les hommes, comme s'il était normal que celles-ci pensent leur vie et leur bonheur en fonction du sexe masculin. Mais comment a pu être la vie de Shama pour qu'elle pense ainsi ?
En Inde, Kanti aurait dû être heureuse de voir sa mère se remarier à un homme riche, qui lui offre l'opulence, qui l'inscrit dans une école catholique privée et qui semble bien sous tous rapports en participant même à des activités caritatives. Mais en découvrant ce que doit faire sa prof particulière de 17 ans Asha, la fillette va comprendre tôt ce que peuvent impliquer, à l'égard du sexe féminin, la richesse et le pouvoir masculins.
Et enfin, au Japon, la jeune Marié observe les petites querelles entre sa mère Machiko, divorcée et libre, et sa grand-mère Teruko qui a parfois des réflexions réductrice sur ce qu'il faut pour qu'une femme soit heureuse.

Dans un style visuel épuré qui véhicule tout en nuances le ressenti des héroïnes, Ebine Yamaji brille en premier lieu par son choix de croquer des histoires qui sont toutes ancrées à la fois dans notre époque et dans un pays différent du monde, ce qui lui permet de souligner immédiatement que, même si des avancées sont faites par-ci par-là (par exemple, le droit des femmes de conduire en Arabie Saoudite depuis quelques années), il reste encore énormément de progrès à effectuer un peu partout sur notre Terre, tant l'égalité hommes-femmes est encore très loin, et tant les inégalités peuvent prendre de nombreuses formes parfois discrètes et encore trop banalisées, car il faut du temps pour changer les mentalités de tout un pays, d'une religion ou d'un peuple.

Dans ce contexte, l'autrice s'offre l'occasion, à chaque histoire, d'évoquer différentes formes de ces injustices envers les femmes: les promesses de mariages arrangé dès le plus jeune âge, les inégalités d'éducation et les gros soucis que cela peut poser pour que les filles développent leur propre pensée, l'idée que les résultats scolaires et la réussite importent peu pour les filles tant qu'elle sont plutôt des atouts physiques et qu'elles savent faire les tâches ménagères, différentes formes d'interdiction (par exemple, l'interdiction en Arabie Saoudite d'exercer des activités avec des hommes autres que ceux de sa famille), la façon dont sont vues les veuves dans certains pays, la norme voulant que le bonheur pour une femme passe par le mariage, les diktats vestimentaires...

Yamaji met le doigt sur pas mal de choses, et à partir de là elle fait naître chez ses jeunes héroïnes des émotions très justes: la fierté de Marié de voir sa maman épanouie et heureuse dans son travail et dans son quotidien malgré le divorce, la frustration de Habiba, le désir d'émancipation de Salma pour découvrir le monde, la colère qui commence à bouillir en Kanti en comprenant la situation d'Asha... C'est précisément ça que Yamaji capte le mieux: cet instant où le parfum de révolte germe chez ces fillettes, le moment où elles prennent conscience de réalités qu'il convient de changer. Et en cela, le choix de mettre en scène des héroïnes si jeunes, qui ont toutes environ dix ans, est intelligemment symbolique puisqu'elles représentent la génération future et l'avenir.

Mission accomplie, alors, pour Ebine Yamaji. Non seulement on retrouve avec énormément de plaisir sa patte après une absence des librairies françaises beaucoup trop longue, mais en plus elle n'a rien perdu de son talent et de son intelligente écriture pour dépeindre la condition féminine et bousculer en finesse son petit monde. Après ce retour gagnant, le rendez-vous est déjà pris, dès le mois prochain et cette fois-ci aux éditions Delcourt/Tonkam, pour découvrir une autre de ses oeuvres, Poor Little Mina !

Enfin, côté édition, Vega-Dupuis livre une copie très soignée: le grand format se prête toujours aussi bien au travail de Yamaji, la jaquette reste proche de l'originale nippone, la traduction de la toujours talentueuse Miyako Slocombe est impeccable, le lettrage de Daphné Belt est propre, le papier est souple et agréable malgré une très légère transparence, et l'impression est de bonne facture.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17.5 20
Note de la rédaction