Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 23 Mai 2023

Fumiko Takano est une mangaka aussi rare que précieuse: bien qu'elle n'ait même pas publié une dizaine d'ouvrages en plus de 40 années de carrière, elle a su s'imposer comme un pilier du manga féminin depuis ses débuts à la fin des années 1970, notamment grâce à sa capacité à capter le quotidien de son époque à travers ses personnages de filles et des femmes. En France, jusqu'à présent, nous la connaissions surtout pour deux projets: le très joli anime The Heike Story dont elle signa le character design original en 2021, et surtout le manga Le Livre Jaune, paru dans notre langue chez Casterman en 2004 et lui ayant permis de remporter en 2003 le grand Prix du prestigieux Prix Culturel Osamu Tezuka. Il aura donc fallu attendre presque 20 années pour enfin avoir droit à un autre de ses mangas en langue française, grâce au Lézard Noir qui, depuis quelques jours, nous propose de découvrir Miss Ruki.

De son nom original Ruki-san, cette oeuvre en couleurs d'environ 120 pages se compose de plus d'une cinquantaine de très courts chapitres de 2 pages (seuls deux chapitres font 4 pages et 3 pages). Chaque page ou presque comporte deux colonne de 4 cases chacune à lire à la verticale, un peu dans l'esprit d'un yonkoma (strips en 4 cases). Avant d'être réunis en un unique volume broché paru dans son pays d'origine le 23 juin 1993 (l'oeuvre a ensuite connu des rééditions, dont un format bunko en 1996), ces différents chapitres furent prépubliés tranquillement entre le 2 juin 1988 et le 17 décembre 1992 dans le magazine Hanako de l'éditeur Magazine House, une revue dont Miss Ruki a d'ailleurs fait l'inauguration et qui est dédiée aux femmes adultes (à l'origine, celles approchant de la trentaine). L'oeuvre peut également se targuer d'être adulée par un auteur emblématique de l'éditeur poitevin, à savoir Keigo Shinzo, qui la cite comme l'une de ses plus grandes références.

Le principe de cette série est on ne peut plus simple: chaque chapitre nous propose de découvrir un petit moment de la vie de Ruki, une femme célibataire tokyoïte à la fin de la bulle économique japonaise, qui a pour principale particularité de vivre dans une grande insouciance. Comptable à domicile pour une clinique, elle a généralement fini ses tâches dès la première semaines du mois, et passe alors les semaines suivantes à flâner, à vaquer à ses petits plaisirs: aller à la bibliothèque, passer à la cafétéria de celle-ci pour faire la sieste, fêter un anniversaire, participer à une soirée de Noël au travail de sa meilleure amie Etsuko alias Ecchan, enchaîner les sorties ou les discussions avec cette même Ecchan, faire réparer son vélo, acheter d'un vieux brasero dans une brocante, aller à un festival... sont quelques-unes des choses que cette femme fait, en semblant en permanence dégager une idée: en quelque sorte, rien n'est grave.

Cela pourrait effectivement être le credo de Ruki puisque, constamment, elle vit sa vie dans l'insouciance, n'est pas dans les cases "travail et mariage" si prépondérantes dans la société, et le vit très bien. Elle traverse tout avec le sourire, elle fait ce qu'elle a envie quand elle en a envie (d'où certaines situations légèrement insolites, comme quand elle boit un café tout en prenant son bain, achète une peluche sur une impulsion, ou se sert de l'écran de sa télévision comme miroir pour se coiffer), elle prend plaisir à gambader quand il fait beau en se fichant du regard des passants, elle ne se bile pas (même quand Etsuko a de la fièvre ou quand elle-même se demande si elle n'a pas des problèmes de vue), elle ne fait pas spécialement attention à son apparence, elle a un sens des priorités qui lui appartient, elle aime laisser vagabonder son imagination... Et la suivre ainsi mener sa vie si librement a forcément quelque chose de très plaisant, en nous laissant dans l'idée que Hiroto Ikuta, le personnage principal du formidable manga Hirayasumi de Keigo Shinzo, lui-même insouciant célibataire à l'approche de la trentaine, est son digne héritier.

Mais Miss Ruki n'est pas que le parcours insouciant d'une adulte heureuse de profiter de tout sans se prendra la tête: l'oeuvre est également un petit portrait de son époque (1988-1992) où, précisément, notre héroïne dénote. Pour cela, il faut notamment mettre parallèlement à elle sa fidèle amie Ecchan, puisque celle-ci est son contraire sur pas mal d'aspects (ce qui ne les empêche aucunement d'être d'excellentes amies): employée dans une société, elle est plutôt du genre à être un peu plus tressée, à vouloir à tout prix se trouver quelqu'un, à se plaindre parfois, à soigner son allure, à se questionner sur certains sujets de son époque (là où Ruki préfère se demande si deux personnages d'une série TV vont finir ensemble)... En somme, Etsuko est un peu plu dans le moule de son époque, là où Ruki s'en émancipe naturellement, par exemple et se fichant bien d'être célibataire, en ne calculant même pas quand des hommes semblent la draguer, en étant très loin de vivre pour le travail, et en étant même en quelque sorte une précurseur du télétravail puisqu'elle bosse depuis chez elle (chose qui était bien plus rare à cette époque qu'aujourd'hui.

Enfin, quelques mots sur le style narratif et visuel adopté par Takano: si le format très simple des planches (huit cases égales par page, lecture proche du yonkoma, espaces bien aérés entre les cases) s'adapte fort bien à la tonalité légère du récit en nous offrant toujours le même rythme imperturbable, il faut également mettre en valeur le dessin fin où la dessinatrice varie beaucoup les expressions, les poses et les angles de vue, ainsi que la colorisation apportant (forcément) une atmosphère un peu plus haute en couleurs, sans avoir besoin de forcer puisque chaque chapitre est juste dominé par une petite poignée de couleurs.

En étant à la fois une chance trop rare de lire du Fumiko Takano, une tranche de vie un brin feel good, et un intéressant portrait d'une époque à travers une héroïne qui s'est tranquillement émancipée des carcans de la société, Miss Ruki se révèle être une lecture précieuse, et ne semble avoir rien perdu de son charme 35 ans après ses premières prépublications.

Qui plus est, le Lézard Noir nous offre une copie on ne peut plus satisfaisante, à commencer par son rapport qualité/prix assez honnête pour un ouvrage en grand format entièrement en couleurs. A la fois souple, suffisamment épais et assez opaque, le papier permet une excellente qualité d'impression. Le lettrage est propre, et la traduction de Yohan Leclerc est toujours fluide en plus d'être ponctuée de quelques astérisques utiles. La jaquette, elle, reprend l'illustration de la première édition japonaise avec une colorisation remaniée, le tout donnant une très bonne idée de ce qui nous attend avec Ruki et Ecchan qui gambadent en pleine rue. Enfin, on appréciera beaucoup la présence d'un chapitre supplémentaire publié au Japon en mars 2003 et se déroulant dix ans plus tard, mais aussi d'une intéressante postface où Naoko Morita (professeur adjoint à l'université du Tôhoku et autrice d'articles sur la bande dessinée et le manga) recontextualise soigneusement l'oeuvre.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17 20
Note de la rédaction