Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 10 Janvier 2024
L'année 2024 de Mangetsu commence fort avec le lancement d'un manga qui avait été annoncé par l'éditeur en décembre 2022 et qui arrive en France en étant auréolé d'une solide réputation: LAND. Cette oeuvre nous permet d'enfin découvrir en langue française l'autrice Kazumi Yamashita, une grande dame du manga dont la carrière a débuté en 1980, qui a d'abord longtemps exercé dans le shôjo avant de s'orienter vers des oeuvres un peu plus adultes/matures, et dont l'une des oeuvres les plus connues est Tensai Yanagisawa Kyouju no Seikatsu (The Life of Genius Professor Yanagizawa), série en 34 tomes qu'elle a dessinée de 1988 à 2013 pour le magazine Morning de Kôdansha, qui a eu droit à quelques courts spin-off et qui lui a permis de rafler le Prix Kôdansha catégorie générale en 2003. LAND est la série qu'elle proposa directement après ce gros succès toujours pour le magazine Morning: lancée en 2014 pour s'achever en 2020 après 11 tomes bien épais (par exemple, le premier compte environ 360 pages, d'où le prix légèrement plus élevé que la moyenne), il s'agit d'un nouveau succès public et critique, qui a permis à la mangaka d'obtenir en 2021 le prestigieux Grand Prix du 25e Prix Culturel Osamu Tezuka.
Conscient du bel enjeu que représente donc cette série, Mangetsu n'a pas lésiné sur les efforts pour bien la porter, ne serait-ce qu'avec une jolie exclusivité: des jaquettes inédites dessinées par l'autrice exclusivement pour l'édition française et ayant donné lieu, sur le compte youtube de l'éditeur, à un petit documentaire vidéo. Le reste de l'édition est particulièrement qualitatif avec un papier à la fois souple, assez épais et opaque permettant une excellente impression, un lettrage très propre de la part d'Elsa Pecqueur, et une traduction très limpide de la toujours excellente Miyako Slocombe. La mention spéciale sera toutefois pour le logo-titre imaginé par Tom "spAde" Bertrand, à la fois bien lisible et très original avec ses différents motifs parfaitement dans le ton assez mystérieux et mystique du récit. Enfin, l'autre bonne idée de Mangetsu est de vouloir faire de 2024 une année marquée par LAND puisque, en théorie, l'intégralité de l'oeuvre devrait être éditée en un an, plus ou moins au rythme d'un tome par mois avec quelques exceptions, le tome 2 étant prévu le 14 février, le tome 3 le 10 avril et le tome 4 le 15 mai à l'heure où ces lignes sont écrites.
Tout commence ici par des premières pages marquées par un rite ancestral assez sinistre: alors qu'il vient de perdre son épouse Rutsu, décédée en accouchant de leurs deux filles, le dénommé Sutekichi est sommé, par une mystérieuse personne coiffée d'un masque de cerf, de donner l'une des jumelles en sacrifice aux Kamis, quatre imposantes divinités jonchées aux quatre points cardinaux de ce village de montagne et qui gardent chacun l'un des passages vers "l'autre monde". Telle est la règle de cette communauté coupée de tout pour s'assurer la bénédiction des dieux, et Sutekichi en sait quelque chose puisqu'il est lui-même l'assistant de la cheffe du village Ayame et que, à ce titre, il est régulièrement chargé d'apporter les enfants sacrifiés dans la forêt. Il a beau ressentir un gros pincement au coeur en devant livrer l'une de ses deux filles tout juste nées à une mort a priori certaine, l'homme s'exécute, non sans se crever les yeux par auto-punition, et donner quand me^me un prénom à cette enfant afin de ne jamais l'oublier: Anne, un prénom homonyme de son autre enfant Ann.
Huit ans plus tard, Ann, l'enfant épargnée, est devenue une petite fille curieuse de tout, et ne pourrait jamais imaginer ce qui s'est passé quand elle est née. Elle grandit entre son père aveugle et sa tante Mari, joue souvent avec les camarades de son âge comme le jeune Heita, mais se pose aussi certaines questions sur les choses qu'on lui a inculquées depuis toujours. Pourquoi, à l'image du père de Heita, les habitants de ce village doivent systématiquement mourir le jour de leurs 50 ans ? Qu'y a-t-il derrière les montagnes gardées par les quatre Kamis ? Est-ce vraiment "l'autre monde" où l'on va après sa mort et dont on dit qu'on ne peut plus jamais revenir ? Ou y a-t-il autre chose ?
La fillette le sent: elle veut des réponses. Mais jusqu'où cela la mènera-t-elle ? Bientôt, des événements surprenants et étranges ont lieu autour d'elle. Un milan noir (animal sacré en ces terres) lui apporte un sac contenant d'énigmatiques graines, des cérémonies funéraires auxquelles elle assiste lui font croiser la route de personnes très intrigantes... et il ne s'agit que d'un début, si bien que nous n'en diront volontairement pas beaucoup plus afin de ne pas spoiler. Soulignons juste deux rencontres de première importance, l'une d'un mystérieux garçon dont on ne peut dire s'il est allié ou ennemi en la personne de Kazune, et l'autre d'une enfant de son âge, vivant secrètement dans la montagne, agressive envers Sutekichi, et volant dans les airs accrochée à un milan noir, en suscitant forcément la fascination d'Ann, comme si cette petite fille était bien plus libre qu'elle et pouvait voir, depuis le ciel, ce qu'il y a réellement du côté de "l'autre monde".
Avouons-le: pour le moment, il n'y a pas de surprise particulière à la lecture. On comprend d'emblée qui est la petite fille agressive, on devine facilement ce qu'il peut y avoir au-delà des montagnes et des Kamis... ces différentes ficelles ayant déjà été vues plus d'une fois. Et pourtant, le fait est que la lecture fonctionne particulièrement bien, tant Kazumi Yamashita offre une petite héroïne attachante dans sa soif de comprendre et dans son tempérament, et tant elle parvient à distiller soigneusement les différents éléments d'un début d'histoire à l'aura très mystérieuse et mystique avec ses croyances et ses rites hors du temps et sinistres. Qui plus est, sur le plan visuel, alors que les designs de personnages un peu inégaux mais très expressifs plairont ou pas, la narration par l'image qu'impose la mangaka devrait convaincre tout le monde: c'est en permanence d'une limpidité exemplaire dans le découpage, dans les angles et dans le rythme, si bien que l'on est emporté sans le moindre mal dans le périple sinueux d'Ann et que l'on a envie de tourner frénétiquement chaque page.
Avec, à l'arrivée, des dernières pages offrant déjà d'importants cliffhangers, on reste déjà pleinement accrochés à la lecture de LAND. Derrière un premier tome prévisible dans ses grandes lignes mais vraiment rondement mené, on devine un fort potentiel, quelque chose qui devrait devenir plus ample, et on sera au rendez-vous pour découvrir ça !