Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 19 Avril 2024
Il s'agit pour nous de l'un des événements de cette première partie d'année 2024: le grand retour en France de la talentueuse Kei Toume, après huit années d'absence ! L'autrice, à qui l'on doit certains bijoux comme Les Lamentations de l'Agneau ou Les Mystères de Taishô, et dont la patte reste reconnaissable entre toutes, n'avait effectivement plus eu la moindre actualité dans nos librairies depuis la publication, en février 2016, du onzième et dernier tome de sa série la plus emblématique Sing "Yesterday" For Me, oeuvre qui fut par ailleurs adaptée en 2020 en un anime diffusé chez nous sur Crunchyroll. Et en ce mois d'avril, on doit son retour aux éditions Mangetsu, qui nous offrent décidément un début d'année de haute volée côté nouveautés après LAND en janvier, The Blue Flowers and the Ceramic Forest en février ou encore Sou Bou Tei en mars.
De son nom original "Karakida-ke no Kosho Gurashi" (littéralement "La Vie de la famille Karakida avec des Livres Anciens"), Jimbôchô Sisters est la toute dernière série en date de Kei Toume. Prépubliée mensuellement au Japon depuis le 1er décembre 2021 dans le magazine Grand Jump des éditions Shûeisha (où elle côtoie #DRCL de Shinichi Sakamoto, entre autres), l'oeuvre est riche de quatre volumes à l'heure où ces lignes sont écrites, en suivant ainsi un rythme stable de deux tomes par an.
L'histoire nous immisce auprès de trois frangines: les soeurs Karakida, qui viennent de perdre leur grand-père et se retrouvent avec un héritage peu courant: la librairie de livres anciens, d'occasion et de collection que le vieil homme possédait, à laquelle il tenait plus que tout, et qu'il rêvait de voir lui survivre après sa mort. Les trois jeunes femmes décident de réaliser son ultime et plus grand souhait en reprenant la boutique, et en s'installant alors là où elle se trouve: dans le quartier tokyoïte de Jimbôchô, le paradis des bouquinistes. La soeur la plus âgée Ichika ayant déjà un travail, et la plus jeune Minoru étant encore au lycée, c'est celle du milieu, Tsugumi, qui entreprend de gérer la librairie, et qui ne demande pas mieux: peu sociable et aimant lire depuis toujours au point qu'elle se rendait souvent dans ce quartier dans son adolescence, elle peut enfin quitter un boulot qui ne lui plaisait pas du tout pour se consacrer à un job plus solitaire et lui convenant mieux. Pour elle et ses deux soeurs, c'est le début d'un tout nouveau quotidien.
L'intérêt premier de l'oeuvre est assurément de nous immiscer au coeur de Jimbôchô, paradis tokyoïte des bouquinistes et des fans de livres qui existe réellement, et que l'on a très rarement l'occasion de voir mis en valeur dans les mangas (du moins, dans ceux publiés en France). Cela assure d'emblée un charme assez unique à ce début de série, d'autant plus que Kei Toume se fait un plaisir de croquer avec soin, notamment avec des décors photoréalistes dotés d'angles de vue immersifs, différents recoins de ce quartier où le livre est roi et qui, rien que dans son agencement, peut apparaître un peu atypique et délicieusement désuet/rétro. Ce côté rétro semble d'ailleurs tenir à coeur à la mangaka puisque, au gré d'une narration aussi paisible et agréablement nonchalante que Tsugumi, elle esquisse également, en plus des livres eux-mêmes, plein de petits détails échappant un peu aux évolutions modernes et au temps qui passe: un ancien moulin à café par-ci, une vieille voiture-fourgonnette par-là...
Avec en prime les designs typiques de l'autrice que l'on retrouve avec grand plaisir après tant d'années d'absence, on peut dire que l'atmosphère et l'immersion dans ce quartier de Jimbôchô sont bel et bien là, et qu'elles sont idéales pour se plonger au mieux dans le travail de Tsugumi. Car évidemment, il est aussi question pour Kei Toume de présenter petit à petit différentes spécificités d'un travail de bouquiniste qui peut être bien plus chronophage, physique et éreintant qu'on ne le pense: vérifier les éventuelles pages manquantes, effacer les notes et autres gribouillis, couvrir les livres un par un, transporter les ouvrages sont quelques-unes des activités demandant de la méticulosité. Et à tout ça, il faut ajouter bien d'autres choses, comme les trajets pour aller récupérer des collections parfois vastes, ou participer au fonctionnement du marché de l'association des bouquinistes de Tôkyô, réservé aux professionnels. Quand on est fan de livres et de librairies de ce type, c'est forcément un bonheur à parcourir, mais l'autrice n'en oublie pas pour autant de dynamiser un peu son récit à travers ses personnages.
Car il va de soi que chacune des trois soeurs a sa personnalité et son petit background. Si l'on a déjà évoqué l'amour des livres, le côté solitaire et l'exquise pointe de nonchalance de Tsugumi, il convient aussi de s'intéresser aux deux autres frangines, qui deviennent tout aussi plaisantes et proches de nous au fil des pages, de par leur personnalité et leurs petites soucis respectifs: là où Ichika tâche de soutenir la famille en tant qu'aînée (notamment car c'est son travail qui subvient aux besoins financiers, étant donné que la librairie est un gouffre financier) même si elle fuit certains problèmes amoureux dans la boissons, Minoru se présente elle-même comme un esprit libre, n'aimant pas les contraintes des lycées trop rigides (d'ailleurs, elle a les cheveux roses et a choisi un lycée ouvert sur ça), ayant un certain caractère, et dont les considérations amoureuses amènent un aspect très actuel et tout à fait bienvenu dans ce type d'oeuvre. Au fil de leurs petites discussions et du partage de leurs différents petits soucis, on prend facilement plaisir à les découvrir petit à petit. Mais bien sûr, la galerie de personnages ne se limite pas aux trois héroïnes, et leurs relations seront dynamisées par certains visages intrigants: Mana la très précieuse camarade de Minoru, le dénommé Tsuzuki qui risque bien de replonger plus que jamais Ichika dans ses petits tourments, ou encore voire surtout Kazumoto Azusawa, gérant d'une librairie voisine de celle de Tsugumi et qui, derrière le lien qu'il commence à avoir avec elle, semble rechercher quelque chose de précis.
A l'arrivée, on attendait impatiemment le retour de Kei Toume dans les librairies françaises, et elle ne déçoit aucunement, la seule condition étant d'accrocher à ce type de tranche de vie assez posée, où il faut accepter de se laisser avoir par le rythme un peu nonchalant et par l'ambiance. Kei Toume fait des merveilles dans sa représentation visuelle et narrative des choses, dépeint ce quartier des bouquinistes de Jimbôchô et le travail en librairie d'occasion avec soin, et nous emporte facilement auprès de ses plaisantes héroïnes. Et pour parfaire le tout, on pourra apprécier quelques pages bonus sympathiques, entre le petit lexique du libraire et quelques petits croquis préparatoires brièvement commentés.
Enfin, côté, édition, c'est du tout bon pour Mangetsu. A l'extérieur, la jaquette mat reprend sobrement l'illustration de la version japonaise d'origine, tout en se parent d'un logo-titre tout aussi sobre et soigné qui a été conçu par Julie Bureau. Et à l'intérieur, on trouve quatre jolies premières pages en couleurs sur papier glacé, un papier à la fois souple, bien opaque et agréable à manipuler, une très bonne qualité d'impression, un travail de lettrage et d'adaptation graphique convaincant de la part de Maïté Verjux, et une traduction très claire de Camille Velien.