Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 06 Juin 2025
A l'occasion de la venue exceptionnelle de Naoki Urasawa aux Rendez-Vous de la Bande Dessinée d'Amiens en ce début de mois de juin, les éditions Kana ont décidé de bien mettre à l'honneur l'auteur cultissime au travers du triple actualité, avec la publication simultanée du troisième et dernier gros tome, du neuvième opus d'Asadora!, et de l'alléchant one-shot donc il va être question dans cette chronique: Jigoro!, recueil d'histoires courtes initialement paru aux éditions Shôgakukan en 1994.
Celui-ci se divise en plusieurs parties dont la première, sur près de la moitié du recueil (soit environ 110 pages), regroupe cinq histoires qu'Urasawa proposa initialement dans le magazine Big Comic Spirits entre 1988 et 1991 et qui sont centrées sur Jigoro, le grand-père de l'héroïne de Yawara!, série qui s'est achevée en France il y a quelques mois. Personnage aussi détestable (de par sa manière d'imposer sa vie à sa petite-fille sans vouloir lui laisser le choix) qu'excentrique et finalement assez génial dans son genre, le vieil homme est naturellement le genre de figure inoubliable qu'on est heureux de voir en héros de son propre spin-off... spin-off que, par ailleurs, il raconte lui-même ! Car ici, au fil de ses racontars auprès de Yawara et d'autres personnes, il est question pour lui de retracer son noble parcours, depuis sa tendre jeunesse dans les années 1930 où il débarqua en ville avec la ferme volonté de devenir champion national de judo du Japon, jusqu'à ses années de service pendant la Deuxième Guerre mondiale où il ne perdit rien de son tempérament, en passant par la manière dont il conquit celle qui deviendra sa femme, ses rêves de Jeux Olympiques suite à sa confrontation avec un américain, ou encore son rôle de maître auprès d'un prometteur sumotori. Retracer le parcours de Jigoro ne manque jamais de piquant, ne serait-ce que grâce au caractère très affirmé, acariâtre et en même temps hyper déterminé du bonhomme, l'humour que cela peut souvent provoquer dans un rythme très dynamique, les petites références historiques laissant quelque part un peu présager de la suite de la carrière du maître... et, en cerise sur le gâteau, le fait qu'on ne sache jamais vraiment si les exploits de jeunesse du principal concerné sont réels, amplifiés ou inventés par ses soins !
La deuxième partie du recueil, elle, nous invite à découvrir deux histoires courtes s'étirant chacune sur deux chapitres pour un total d'une cinquantaine de pages par histoire. Dans "Les gaillards de Genroku", dessiné en 1992 pour le magazine Young Sunday, l'auteur s'essaie au manga d'époque en nous plongeant au début des années 1700, en pleine période des samouraï. Là, deux bushi se rencontrent et s'associent, l'un ayant des rêves aussi simples que naïfs (avoir sa maison, son épouse, ses enfants, et vivre avec modestie mais dans le bonheur), tandis que l'autre ne pense quasiment qu'à l'argent, quitte à manipuler un peu son brave mais benêt comparse. Et dans "A Bat & 2 Balls", un homme, meurtri par la faillite de son entreprise puis par le départ de son épouse avec ses enfants, se remémore de vieux souvenirs de jeunesse, 16 ans auparavant, à une époque où, encore lycéen, il a vécu une invraisemblable aventure sur fond de base-ball lycéen, de folle escapade en bus et d'aide à deux amoureux que les familles voulaient séparer. Que ce soit en surfant sur l'Histoire ou sur le sport (deux thèmes restant évidemment indissociable de la carrière d'Urasawa), ces deux histoires ont plus d'un point commun: des protagonistes très humains avec leur part de faiblesses, leurs élans idiots et leur côté irrésistiblement fonceur, un assez efficace mélange d'humour et de choses plus sérieuses, une avalanche de péripéties plutôt bien condensées en un nombre limité de pages... si bien que l'on ressort de tout ça facilement séduits.
Enfin, après 220 pages, il n'y a plus qu'à découvrir une vingtaine de dernières pages garnies de différents bonus: des commentaires d'Urasawa sur chacune des histoires, quelques croquis préparatoires et publicités, un mini-manga de deux pages présentant de façon un peu comique la genèse de ce manga... et surtout, une vraie fausse interview de Jigoro ainsi qu'une série de questions qui lui sont posées, ces deux suppléments proposant mine de rien, derrière le concept loufoque exploitant très bien la personnalité du papy, plusieurs anecdotes tout à fait intéressantes.
A l'arrivée, on a là un très sympathique et généreux ouvrage d'environ 240 pages, qui est évidemment indispensable à tout grand fan d'Urasawa, et qui est en plus servi dans une édition française très satisfaisante: le grand format et la charte graphique de la jaquette sont impeccables pour ranger le tome à côté des volumes de Yawara!, le papier et l'impression sont d'honnête qualité, la traduction de Thibaud Desbief est claire, l'adaptation graphique d'Eric Montésinos est soignée, et les différentes pages en couleurs ont été conservées.