Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 26 Novembre 2024

Yoshikazu Yasuhiko est un artiste aux multiples casquettes. Ses premières furent celles d'un animateur, character-designer et directeur de l'animation dont le fait d'armes le plus important est indéniablement Mobile Suit Gundam en 1979, un projet qui aura d'ailleurs coûté la santé à celui que l'on surnomme affectueusement "Yas". La même année, Yoshikazu Yasuhiko réalise un rêve et diversifie ses activités en devenant mangaka sur l'épique Arion que nous avons eu la chance de savourer récemment aux éditions naBan. Depuis, tout en retournant régulièrement sur l'animation, le maître a multiplié les mangas, ce jusqu'à cette année puisque 2024 a marqué la fin de "Inui to Tatsumi", titre historique et ultime œuvre de l'artiste avant sa retraite... à moins que l'envie de reprendre le crayon le prenne prochainement.

Parmi les mangas de Yas, on pense en premier lieu à la science-fiction dramatique, avec Mobile Suit Gundam : The Origin et Venus Wars notamment. Arion, de son côté, embrasse la mythologie grecque via une aventure épique. À côté, le maître a aussi embrassé les récits historiques à plusieurs reprises. Son dernier manga en date en est un, mais l'ancien Tonkam nous a autrefois proposé un bel aperçu de cette patte du mangaka avec deux titres distincts : Jeanne et Jésus, deux visions des personnages historiques et mythologiques certes proposées dans de jolies éditions à l'époque, mais rapidement devenues introuvables, ou alors à des prix qui défient la raison. C'est là que l'éditeur indépendant et passionné, naBan entre en jeu. Ce dernier a fait de Yoshikazu Yasuhiko un auteur fort de son catalogue, d'abord par le biais d'Arion et de Venus Wars, un travail qui leur a même valu la reconnaissance du maître quand un éditeur concurrent et malhonnête a tenté de publier ces mêmes titres de manière détournée, au même moment. Après ces deux œuvres, parmi les plus importantes de Yas, naBan se tourne vers les deux mangas historiques jadis publiés chez Tonkam. Les annonces des rééditions de Jésus et de Jeanne interviennent à l'occasion du 5e anniversaire de l'éditeur, et la sortie privilégiée est celle dédiée au Messie. Jésus est aujourd'hui un manga qui approche des 30 ans. Publié par la branche éditoriale de la chaîne télévisée NHK en 1997, celui-ci dénombrait initialement 2 volumes avant d'être réédité en une intégrale en 2003. De son côté, naBan semble se baser sur l'édition numérique, récente de 2018, pour nous sortir un bel ouvrage de plus de 400 pages aux mêmes dimensions imposantes que celles d'Arion et Venus Wars afin de garantir une homogénéité. À l'heure où Vega, de son côté, assure la réédition de Mobile Suit Gundam : The Origin, l'heure est indéniablement celle de Yas dans nos contrées.

Contrairement à ce que le titre de l'ouvrage peut indiquer, Jésus n'est pas seulement le récit du Christ. Le point de vue du récit se fait par le regard de Josué, futur apôtre du messie et fils d'un charpentier poussé à rejoindre le prophète afin de mieux le surveiller. Car à une heure où les terres de Palestine sont sous occupation romaine, les dogmes se confrontent et l'arrivée de Jésus est capable de bouleverser le cours des événements. Depuis la Galilée jusqu'à la crucifixion, Josué observera l'ascension du messie jusqu'à son chemin de croix...

Écrire un manga sur Jésus est une tâche ambitieuse et loin d'être anodine. L'idée vient à Yoshikazu Yasuhiko alors qu'il travaille sur Jeanne, sa série précédente. Bien que son père soit chrétien, ce qui laisse croire qu'il avait déjà une certaine connaissance du milieu, c'est bien son adaptation du récit de Jeanne d'Arc qui pousse l'auteur à dédier un ouvrage à Jésus. Le personnage l'a attiré, pas tant le messie, mais bien la figure historique. C'est donc avec cette optique que le mangaka livre une histoire en 8 chapitres, semi-fictive puisqu'il utilise un apôtre anonyme des Évangiles pour lui donner une identité et développer un regard innocent sur le Christ. Josué, dont la ressemblance physique avec Amuro Ray de Mobile Suit Gundam n'échappera à personne, est le spectateur du périple de Jésus et de ses apôtres au même titre que le lecteur. Venant d'un milieu prolétaire, fils d'un charpentier mis sur la touche, le protagoniste de l'histoire peut aisément faire l'objet d'une identification de notre part. Car comme lui, nous sommes curieux de découvrir la figure de Jésus telle qu'elle est dépeinte dans l'œuvre. Et comme lui, tout comme pour Yas qui, de son aveu, a éprouvé une sympathie pour l'homme, on s'attache au prophète et on s'enivre du périple qui se dessine sous nos yeux. Cette proposition est, en partie, de l'ordre du voyage philosophique puisque chaque halte de Jésus et de ses apôtres signe une leçon de vie ou de morale de la part du Christ qui alerte sur les dangers de l'humain et tente de guider ceux qui l'entourent vers un amour objectif envers ses semblables. Une vision d'autant plus forte que l'auteur insiste aussi sur le contexte d'époque, dans une terre du Moyen-Orient sous occupation romaine, et où les intérêts politiques priment parfois sur la foi. On pourrait même pousser le vice jusqu'à rapprocher le manga Jésus des fondations mêmes de l'œuvre globale de Yoshikazu Yasuhiko : Pour lui qui a cristallisé sa renommée avec Gundam puis dessiner des récits aux thématiques politiques et humaines fortes comme Venus Wars, avec toujours un sentiment d'alerte sur les dangers de l'ambition humaine, voir une telle adaptation de la vie de Jésus entre ses mains n'a rien d'anodin. Au contraire même puisqu'une cohérence entre ses œuvres se forge, quand bien même Jésus (le manga) n'a rien à voir avec ses autres récits, que ce soit en termes de ton, de rythme ou d'inspirations.

C'est aussi grâce à son esthétique que ce long récit vient nous porter de bout en bout. Nous évoquions un peu plus haut la dimension voyage de l'œuvre, à travers le périple initiatique de Josué aux côtés de Jésus. Un voyage particulièrement dépaysant, pas seulement grâce au contexte et à la localisation de l'histoire, mais aussi grâce à la patte de Yoshikazu Yasuhiko qui s'exprime ici d'une autre manière que sur Gundam The Origin, Arion ou Venus Wars. Le fait que le manga soit intégralement en couleur est un premier élément de distinction. Les lecteurs l'ayant découvert avec Gundam peuvent l'attester : le style de Yas prend une tout autre dimension quand elle passe en couleur. Alors, quand Pika renonça autrefois aux planches colorisées sur la première édition de The Origin, le lecteur perdait non seulement en lisibilité sur des pages artificiellement assombries, mais aussi en portée artistique tant la patte de Yasuhiko était incomplète. Les compositions du maître, souvent plus posées, s'associent à des jeux de couleur variés. Les tons souvent chauds des palettes utilisées renvoient au climat du Moyen-Orient tandis qu'à certains moments, ce sont des notes plus froides, voire neutres, qui viennent mettre en exergue la volonté contemplative du récit. Certaines séquences s'avèrent profondément marquantes à ce titre, comme celle où Josué surprend Jésus en train de se baigner, de se purifier. Et puisque l'on parle du Christ, difficile de faire abstraction de sa représentation, droite et solennelle, toujours sérieuse et posée, afin d'attester l'envergure du Christ et créer une cohérence avec sa philosophie. Artistiquement, l'ouvrage est un pur délice. Il mérite non seulement sa mise en couleur intégrale, mais aussi ses belles dimensions qui permettent d'apprécier pleinement de travail de l'auteur. Là où, de plus en plus, le grand format est choisi par certains éditeurs de manière fallacieuse afin de créer un faux bel objet sans réelle plus-value, Jésus ne pouvait ne pas être en grand format. Et il en sera certainement de même pour Jeanne, manga lui aussi entièrement colorisé.

Alors, en acceptant le parti-pris de Yoshikazu Yasuhiko qui tend davantage vers la figure historique que le récit biblique, en considérant notamment sur l'Évangile selon Marc, quitte à rester mince sur les miracles du Christ, on se plonge dans cette vision de l'histoire de Jésus aux attraits de voyage initiatique et philosophique à la portée contemplative. Avec ce troisième ouvrage de Yas, les éditions naBan nous permettent d'apprécier un autre aspect de son travail. Une œuvre choyée et respectée, que ce soit dans la belle fabrication à base d'un papier solide, d'un encrage maitrisé, et d'une traduction de Jean-Philippe Dubrulle (non seulement Monsieur Gundam dans nos contrées, mais aussi Monsieur Yas désormais) particulièrement intelligente et bienveillante. Avis aux amoureux du travail de traduction d'une manière générale ou aux curieux qui veulent en savoir plus sur le texte français proposé sur Jésus, le traducteur parle de son travail sur ses réseaux sociaux, essentiellement X et Bluesky.

Après Jésus, c'est donc Jeanne que nous attendons de pied ferme, sans compter la fin de Venus Wars qui paraît au même moment. Et on ne peut qu'encourager les éditions naBan à poursuivre sur l'œuvre de Yoshikazu Yasuhiko puisque Vega assure en parallèle la réédition de Mobile Suit Gundam : The Origin au format Deluxe. Vous l'aurez certainement compris, votre serviteur ne tarit pas d'éloges sur cet artiste aux multiples facettes, longtemps invisible chez nous, mais qui obtient enfin la noblesse qu'il mérite.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Takato
18 20
Note de la rédaction