Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 15 Décembre 2025
Déjà connue en France pour l'excellent Home Far Away qui est sorti aux éditions Hana et plus récemment pour la série K-Pop x Yakuza qui est publiée par les éditions Mangetsu), la mangaka Teki Yatsuda est revenue dans notre langue il y a quelques mois, cette fois-ci dans le catalogue boy's love des éditions Taifu Comics, avec la série en deux volumes Sleeping on the paper ship. Prépubliée au Japon en 2023 dans le magazine Canna de l'éditeur Printemps Shuppan avant de voir ses deux tomes paraître simultanément là-bas en décembre de cette même année, cette oeuvre a pour titre original "Kami no Fune de Nemuru", soit "Dormir sur un bateau en papier" en français, le titre anglais/international choisi pour l'édition française ayant donc un sens similaire.
Ici, tout commence à Yokohama en 1949, quand l'adolescent Kei Kitahara surprend un garçon d'à peu près son âge en train de s'amuser à faire semblant de le prendre en photo, aucun de ces deux jeunes ne pouvant alors se douter que, quelques secondes plus tard, il seraient pris dans un grave accident de transport en commun dont il sont les deux seuls rescapés. Douze années sont passées depuis ce drame, mais celui-ci n'a jamais quitté la mémoire de Kei, ni même sa vie, et pour cause: depuis cette époque il ressent frénétiquement le besoin d'écrire sans relâche pour ne rien perdre de tout ce qu'il a en tête, alors même qu'il n'aime pas vraiment écrire, et cela lui a permis de devenir un scénariste de films particulièrement en vue, dont on dit même qu'il a révolutionné toute une génération. Peut-il pour autant s'en réjouir ? A vrai-dire pas du tout, car depuis l'accident, c'est également comme si un dieu de la mort à forme d'enfant le suivait constamment, en provoquant le décès des personnes dont il s'inspire pour ses oeuvres.
Dévasté à force de vivre ce genre de drames, comme si une malédiction l'accablait depuis toutes ces années, Kei s'est alors mis en retrait de l'écriture, mais étant donné que c'est la seule chose pour laquelle il s'estimait bon il dépérit, se noie jour après jour dans l'alcool et semble attendre la mort... du moins, jusqu'à une énième soirée arrosée où, en sortant éméché d'un bar, le jeune homme est recueilli dans sa modeste auberge par un certain Yôichi Mikami. Là, il découvre un lieu de prostitution féminine illégal et vétuste mais où les femmes peinant à s'en sortir dans l'après-guerre se soutiennent et passent de bons moments, et rencontre surtout en ce fameux Yôichi un photographe prometteur en qui, bien vite, il finit par reconnaître l'autre survivant de l'accident d'il y a douze ans. En lui ouvrant son monde sans attendre quoi que ce soit en retour, Yôichi est-il un doux naïf, ou un homme à la bienveillance désintéressée ? Quoi qu'il en soit, les deux hommes deviennent rapidement amis, puis amants, et Yôichi affirme même à Kei que c'est en voyant ses films qu'il a voulu faire de la photographie. Peu à peu, auprès de cet homme avec qui il semble lié par le destin, Kei reprend goût à ma vie, et même à l'écriture dans laquelle, pour la première fois, il ressent enfin du plaisir... Mais tout peut-il être soudainement si idéal ? Quelles faces sombres cache Yôichi, lui-même meurtri par son parcours personnel depuis l'accident ? Quel est le sens des cauchemars que Kei commence à faire et où Yôichi lui apparaît de manière inquiétante, parfois même en semblant confondre son amant et le dieu de la mort ? Et qu'arrivera-t-il si le scénariste en venait à écrire une histoire inspirée de sa propre vie et de celle de Yôichi ? le dieu de la mort frappera-t-il encore ?
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'un petit paquet de mystères se bousculent au fil de ce premier tome, surtout autour de la part fantastique liée à ce dieu de la mort que Kei semble souvent percevoir. Et en attendant de voir peut-être, dans le tome 2, arriver des explications ou des symboliques à même d'apporter des réponses que l'on espère convaincantes, il faut bien avouer que dans ce généreux premier volume d'environ 240 pages Teki Yatsuda parvient très facilement à nous captiver, en premier lieu pour le lien et la relation si particuliers de ses deux protagonistes. Tout en nous invitant tour à tour à percevoir les failles de chacun, l'autrice dépeint deux hommes que le destin semble réunir, qui sont étroitement liés depuis l'accident, qui s'inspirent et semblent pouvoir se sauver mutuellement, mais qui gardent également leurs nombreux moments de doutes, leurs traumatismes, leurs zones d'ombre pouvant à tout moment les faire plonger, précisément comme s'ils étaient sur un bateau de papier comme le souligne le titre de la série. C'est comme si Kei et Sôichi étaient obligés de s'accrocher à leurs blessures pour survivre, donnant lieu à une relation tour à tour passionnelle et inspirante, toxique et dangereuse, et qui semble également permettre à la mangaka de questionner, à travers ses héros artistes et ce que leur art (l'écriture et le cinéma pour l'un, la photographie pour l'autre) leur apporte de bon ou de moins bon, les différents rapports qu'un créateur peut avoir avec son oeuvre.
Tout ceci est emballé dans un travail visuel que l'on peut assurément qualifier de saisissant. Bien sûr, Teki Yatsuda brille par ses designs travaillés et denses et par ses planches qui ne sont jamais vides, celle-ci s'appuyant souvent pour ses décors sur des photos qu'elle retravaille bien, notamment à grand renfort de trames et autres ombres. Mais derrière ça, l'autrice séduit surtout pour sa narration passant beaucoup par Kei (qui raconte en quelque sorte sa propre histoire), pour son contexte de Japon d'après-guerre commençant à peine à se relever et où les bas-fonds et la misère sont encore là, pour son gros travail d'ambiance où elle accorde beaucoup d'importance à des détails de décors et d'environnements dans des cases qui leur sont régulièrement dédiées, et pour ses cadrages et découpages qui, qu'ils soient déstructurés ou non, semblent précisément entremêler les arts de l'écriture, de la photographie et du cinéma qui sont au coeur du récit. Il résulte de tout ceci le sentiment de se délecter d'un bon film noir à l'ancienne.
En attendant de voir si l'autrice saura aboutir à quelque chose de pleinement convaincant dans le volume 2, on a donc ici un premier opus captivant à souhait, et en plus servi dans une édition très satisfaisante: la jaquette reste très proche de l'originale japonaise jusque dans la typo du logo-titre, la première page en couleurs sur papier glacé nous gratifie d'une jolie illustration, le papier allie souplesse et opacité, l'impression effectué en France chez Dupliprint est très propre, la traduction d'Océane Tamalet est très claire, et le lettrage assuré par Jef.Mod est propre.
24/10/2025