Innocence - Actualité manga

Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 21 Novembre 2023

Depuis le mois de septembre dernier, les éditions Shiba nous proposent de découvrir en librairies un one-shot assez atypique au vu de son sujet délicat et souvent considéré comme tabou: Innocence. De son nom original PiNKS, ce récit d'environ 215 pages a vu ses 8 chapitres êtres initialement prépubliés pendant l'année 2013 dans le magazine Comic Ryû des éditions Tokuma Shoten.

Ce fut le tout premier manga professionnel d'Atsushi Kuragane, auteur au parcours lui aussi un brin atypique: autodidacte, arrivé dans le manga sur le tard (même s'il dessinait du manga depuis l'enfance pour son plaisir), ayant été assistant de ONE (avec qui il est toujours en contact et qui le conseille parfois) sur les décors de Mob Psycho 100, il cite parmi ses auteurs de mangas préférés le grand Hideki Arai, spécialiste du manga social, dont il conseille d'ailleurs beaucoup la série Irene parue en France chez Black Box (et conseiller du Arai, c'est une preuve de très bon goût). Depuis 2016, sous le pseudonyme Qurappe, il planche sur la deuxième série de sa carrière, Haguchi-san, une tranche de vie au format 4-koma qui est proposée au Japon dans l'excellent magazine féminin Feel Young des éditions Shôdensha.

Dans Innocence, tout commence par un rêve pervers que fait un enfant, Yahiko Asama. Un rêve de femme nue, même s'il ne voit pas une certaine partie puisqu'il ne la connaît pas, mais qui l'intrigue car il se demande pourquoi ça le rend tout dut à une partie précise de son corps. Asama serait-il ce qu'on appelle un pervers ? Mais alors qu'il pense à ça, l'attention de la classe en cours de dessin est soudainement portée sur une de ses camarades, Sarasa Akagi. Riche, intelligente et sportive, cette petite fille n'a toutefois pas très bonne réputation: elle se serait déjà battue, elle n'est pas facile d'accès, elle n'a pas d'amis... Alors quand, sur sa toile, elle dessine un couple entrain d'avoir une relation sexuelle, l'institutrice déstabilisée préfère vite la pousser à faire autre chose sans revenir sur ce qui vient de se passer. Akagi, elle, semble peiner un peu à comprendre: le sexe est-il tabou ? N'est-ce pas un acte beau ? Voila qui plante d'emblée le décor de ce récit où, bientôt, Asama et Akagi, sous la forte impulsion de cette dernière, chercheront à dénicher par n'importe quel moyen un vrai magazine coquin interdit aux moins de 18 ans, le tout dans un seul but: essayer de comprendre, depuis leur regard d'enfants, ce qu'est l'Amour.

Vous l'aurez compris, avec le parcours de deux enfants pour découvrir un monde que les adultes tâchent de leur cacher, c'est un sujet on ne peut plus délicat et tabou qu'Atsushi Kuragane va évoquer dans son oeuvre. Un sujet qui pourrait très facilement partir en vrille, tomber dans le mauvais goût et choquer entre de mauvaises mains, mais heureusement ce n'est pas du tout le cas ici: même si Kuragane offre quelques scènes cherchant à être plus marquantes/dérangeantes (en tête, ce qu'Akagi fait devant Asama vers la fin), celles-ci ne sont jamais gratuites et visent à cristalliser des sujets plus profonds et un peu tristes dans le fond.

Une bonne partie du récit prend la forme d'un véritable parcours du combattant pour que les deux enfants atteignent ou non leur Graal, à savoir un magazine coquin, ce qui leur vaut d'enchaîner quelques pérégrinations: tentative d'achat dans la petite librairie peu fréquentée du coin, investigations pour en trouver des abandonnées dans la nature, possibilité d'en acheter un dans un distributeur automatique toutefois surveillé par une caméra, ou même une expédition dans un quartier chaud... Kuragane offrant un peu ici une sorte d'hommage à une époque révolue, celle où ce type de magazine avait encore la côte avant qu'internet ne banalise l'accès à ce genre de contenu.

Au gré de ces "aventures" passées ensemble par nos deux jeunes personnages principaux, on a évidemment l'occasion de les suivre de près, de cerner peu à peu les raisons de leur intérêt précoce pour ce qui est lié au sexe, et de suivre leurs échanges tantôt joliment naïfs tantôt plus mûrs sur la chose, que ces échanges n'impliquent qu'eux deux ou qu'il amènent aussi à participer la dénommée Hirose, jeune femme enceinte qui, à sa manière, est vouée à beaucoup veiller sur ces deux gosses. Le cas d'Asama semble plutôt classique et propre à celui de nombre de jeunes garçons: avec les tout débuts de la puberté qui semble arrive un peu plus tôt chez lui, il commence à prendre conscience de la beauté du corps féminin, s'interroge dessus, se demande pourquoi une certaine partie de son corps devient dure quand il fait des rêves de femme nue. Et tout en voulant naturellement comprendre ce que c'est que ce fameux "sexe" qui semble réservé aux adultes, il pourrait bien être aussi amener à se question sur ce qu'est l'Amour au-delà du sexe: à force de passer du temps avec Akagi, peut-être va-t-il se mettre à la considérer différemment, même si elle lui mène la vie dure en l'embarquant dans ses frasques. Mais c'est le cas d'Akagi elle-même qui, rapidement, interpelle le plus, tant elle semble déjà s'être forgée une image précise du sexe. Ayant compris que c'est avec cet acte d'amour que ses parents lui ont donné naissance, elle a ressenti un bonheur immense, et s'est mise à trouver l'acte sexuel beau, noble et magnifique, sans même réellement le connaître bien sûr. Là où, a contrario, elle trouve l'accouplement de bêtes comme les chats répugnant et pathétique car il est dépourvu d'amour.

C'est en étant portés par des raisons différentes mais par une volonté commune de comprendre ce qu'est l'Amour que les deux enfants questionnent alors la chose sous de nombreux angles. Il s'interrogent sur pourquoi les adultes cachent ça aux enfants. Le sexe est-il honteux ? Est-ce quelque chose de dégoûtant ? Ils découvrent aussi des réalités adultes derrière l'acte sexuel, comme dans le cas de Hirose, jeune femme qui devra s'occuper de son bébé sans papa. Derrière les comportements d'Akagi qui pourraient être mal perçus par la norme, il y a pourtant bel et bien l'innocence d'une enfant qui veut croire que le sexe est avant tout un acte d'amour et qu'il est beau, l'exemple parfait nous montrant cela est la manière dont elle touche avec émotion et douceur le ventre de Hirose enceinte. Mais alors, d'où vient exactement son intérêt pour la chose ? Eh bien, la réponse qui se dessine petit à petit, que l'auteur nous laisse le soin deviner peu à peu avant de la dévoiler avec émotion, se veut assez puissante en montrant comment certaines réalités des relations entre adultes/parents peuvent se répercuter tristement sur les enfants. A son sujet si délicat, le mangaka parvient alors bel et bien à apporter un facteur social où, quelque part, on ressent bien l'influence de l'un de ses auteurs favoris Hideki Arai.

Qui plus est servi par un dessin tout à fait convaincant (les designs sont expressifs, les décors et la mise en scène apportent une réelle atmosphère), Innocence parvient à frapper assez juste sur une base qui pouvait être casse-gueule. Le mangaka évite les écueils et les fautes de goût pour proposer une histoire plus profonde qu'il n'y paraît, et on saluera les éditions Shiba d'avoir pris le risque de proposer un one-shot aussi délicat dans son sujet, d'autant plus qu'on a droit à une édition à la hauteur: la jaquette est propre et a la bonne idée d'affiche l'intégralité de l'illustration là où celle-ci est tronqué dans l'édition japonaise, le papier souple, bien blanc et assez opaque permet une qualité d'impression satisfaisante, les quatre premières pages en couleurs sur papier glacé sont un plus appréciable, le lettrage d'Antoine Bassan est convaincant, la traduction de Marina Bonzi est très efficace notamment en offrant un parler assez naturel aux enfants... Et enfin, on pourra apprécier une intéressante interview du mangaka qui est un exclusivité de l'édition française, ce qui constitue un supplément vraiment bienvenu !


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
15.5 20
Note de la rédaction