Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 25 Octobre 2023
Disponible en France aux éditions Hana depuis le mois de mars dernier, Home Far Away, de son nom original Haruka Tooki Ie (littéralement "loin de chez moi"), fut la toute première oeuvre d'une mangaka nommée Teki Yatsuda, une autrice qui a ensuite signé deux autres récits dont le shôjo humoristique Yakuza no Oshigoto, à paraître en France chez Mangetsu en 2024. L'oeuvre qui nous intéresse ici se compose de six chapitres initialement prépubliés en 2020 dans le magazine Canna des éditions Printemps Shuppan, avant d'être regroupés, en mars 2021, en un unique volume broché agrémenté d'un chapitre bonus, pour un total d'environ 270 pages.
Autant le dire tout de suite: l'oeuvre a beau être parue dans un magazine yaoi, elle fait partie des ces titres BL où la relation homosexuelle compte beaucoup moins que le scénario (on ne verra d'ailleurs aucune scène de sexe vraiment explicite), en l'occurrence ici un scénario particulièrement dramatique, dont les toutes premières pages en forme de prologue nous font immédiatement comprendre que les choses finiront forcément très mal (façon Thelma et Louise, quelque part, où seule la mort peut libérer et émanciper les personnages face aux affres insistants de la société).
A partir de là, on peut se plonger dans ce récit débutant aux Etats-Unis, dans la ville de Dallas en 1990, où la rencontre entre deux hommes meurtris depuis toujours par leur existence va totalement chambouler leur vie. L'un, Alain, 17 ans, souffre depuis tout petit d'une maladie poussant ses parents à être surprotecteurs et à être devenus profondément croyants pour que Dieu le sauve, et à vrai-dire si croyants que leur enfant ne semble plus être qu'un prétexte pour qu'ils s'adonnent aveuglément à leur foi. L'autre, Hayden, n'a même plus de famille depuis bien longtemps, celle-ci ayant tragiquement éclaté dès son enfance, en l'ayant laissé grandement livré à lui-même, si bien qu'il vagabonde à travers le pays avec sa voiture en semblant, quelque part, chercher désespérément sa place. Quand ces deux-là se rencontrent, ils sympathisent rapidement et deviennent même des amis aptes à se livrer l'un à l'autre, car même s'ils sont très différents dans leur passé et dans leur caractère, ils sentent totalement qu'ils sont liés par un même mal-être. Alors quand, au bout de quelques semaines après cette rencontre, Hayden propose à Alain de reprendre la route avec lui sans savoir précisément où aller, celui-ci accepte, en laissant derrière lui parents sans regrets, et sans les prévenir.
Ce sera le début d'un road trip ponctué de moments touchants et d'autres beaucoup plus difficiles, fait de confidences dévoilant petit à petit les facettes les plus dures de la vie de nos héros (abandon parental, drogue, viol... avec en particulier une critique très prononcée de la religion en tant que soi-disant "sauveuse" alors qu'elle ne fait qu'enfoncer les personnages encore plus), de rencontres où la part d'humanité cache souvent une condition misérable et désespérée (mention spéciale à Marie, tragique figure de prostituée ravagée par la mort de son enfant qui la hante encore)... le tout étant rendu assez puissant par deux grandes qualités chez la mangaka. Tout d'abord, sa narration assez littéraire, avec une histoire qui est souvent racontée par les deux personnages eux-même à tour de rôle, notamment à travers leurs pensées profondes. Ensuite, son dessin particulièrement immersif où, entre les décors américains photoréalistes omniprésents, les designs profonds et la mise en scène impactante, on est efficacement chamboulé d'un bout à l'autre par ce qui se joue sous nos yeux.
A l'arrivée, avec la première oeuvre de sa carrière Teki Yatsuda réalise le petit exploit d'offrir un drame désespéré non seulement très réussi narrativement et visuellement, mais aussi porteur d'un certain regard critique qui est capable de frapper très fort par moments. Un petit bijou dans son genre, qui plus est porté par une qualité d'édition satisfaisante avec une jaquette proche de l'originale japonaise, la présence de quatre premières pages en couleurs, une honorable qualité de papier et d'impression, un lettrage propre, et une traduction très claire de Leonore Carrascosa.