Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 04 Décembre 2023
Originellement publié en France par Sakka/Casterman en 2007 dans une édition qui est devenue introuvable en neuf depuis bien longtemps et qui a plutôt mal vieilli, le manga culte Helter Skelter de la grande Kyôko Okazaki vient juste de faire son retour dans notre langue, dans une nouvelle édition disponible depuis le 30 novembre, et cela grâce aux éditions Atelier Akatombo qui, depuis leur lancement dans le manga en 2020, ont décidément un don pour frapper juste à chacune de leurs rares publications.
Vous ne connaissez pas Kyôko Okazaki ? Eh bien, c'est l'occasion de rattraper ici un très grand tort. Née en 1963 à Tokyo, elle est une figure véritablement précurseure et essentielle du manga féminin, qu'elle a révolutionné grâce à sa description sans fard du quotidien des femmes japonaises. Dès ses débuts en 1983, elle se distingue de ses consœurs par la place centrale qu’elle accorde dans son œuvre à la sexualité féminine. En 1989, elle publie Pink, manga au succès retentissant qui est souvent considéré comme son plus grand chef d'oeuvre et comme l'un des mangas charnières du genre, et dans lequel elle raconte le quotidien d’une employée de bureau se prostituant la nuit et dont l’animal de compagnie est un crocodile. C’est entre 1995 et 2003 qu'elle travaille sur Helter Skelter, oeuvre prépubliée au Japon dans l'excellent magazine Feel Young des éditions Shôdensha, qui remportera le Prix culturel Osamu Tezuka en 2004 et qui sera adaptée au cinéma en film en 2012. Cette longue parution s'explique par le fait que l'autrice a dû interrompre sa carrière pendant une longue période après avoir été gravement blessée par un automobiliste ivre en 1996. Depuis, la mangaka, malheureusement toujours handicapée par cet accident malgré la rééducation, est restée très peu active en ne signant que quelques récits courts lors de ces vingt dernières années. Il n'en reste pas moins qu'elle a considérablement marqué toute une génération de mangakas revendiquant régulièrement son influence, à l'image de Moyocco Anno ou de Kiriko Nananan pour n'en citer que deux.
Tirant son nom de la célèbre chanson des Beatles (une référence parmi beaucoup d'autres au fil du livre, on pourrait par exemple citer aussi L'Ecume des Jours de Boris Vian), Helter Skelter narre l'histoire de Ririko, star japonaise de la mode au sommet de sa gloire. Belle et rayonnante, elle est adulée de tout le monde, en particulier des jeunes filles qui veulent copier son style. Reine des défilés, star de la télé, récemment prise pour son premier rôle d'actrice dans un film, ayant secrètement une relation avec l'héritier des grands magasins Nanbu, elle a a priori tout pour elle... mais à quel prix, en réalité ? En effet, ce que quasiment personne ne sait hormis sa propre famille et sa supérieure Mama dans son agence, c'est que Ririko est un pur produit fabriqué pour plaire: qualifiée de grosse et laide dans sa jeunesse, elle a enduré un nombre incalculable d'opérations de chirurgie esthétique dans une clinique douteuse, si bien que quasiment rien n'est d'origine dans son corps. C'était sa façon de prendre sa revanche sur la vie. Et cette revanche dont elle profite à fond, elle a régulièrement tendance à la laisser déteindre sur son comportement en privé: capricieuse (notamment avec son assistante Haneda qui fait plus office de bonniche), jalouse envers les petites jeunettes qui pourraient lui prendre un jour sa place, voire hypocrite (elle conspue sa jeune partenaire de film en privé avant de la louer en public), elle semble parfois presque devenue aussi fausse que son corps lui-même. Mais peut importe, tant qu'elle se sent adulée et aimée, elle qui a visiblement tant souffert dans sa jeunesse. Et pourtant, Ririko le sait bien: tout ça ne durera pas. Elle aussi deviendra vieille, à l'image de Brigitte Bardot qui était si adulée autrefois (et qui, aujourd'hui, est devenue ce qu'elle est...). Elle en a conscience, le produit qu'elle est sera un jour remplacé, et peut-être même beaucoup plus vite qu'elle le pense, car les incessantes opérations de chirurgie qu'elle doit continuer de subir pour être "entretenue" finissent bientôt par laisse apparaître des hématomes et chutes de cheveux, au risque que sa beauté s'envole petit à petit. Mais arrivera-t-elle à accepter cela, après tous les efforts qu'elle a faits ? De plus en plus enragée, haineuse et cynique au fur et à mesure que l'inévitable fin de sa beauté et de sa carrière approche, elle laisse voir dans son âme des tâches qui grandissent au même rythme que celles apparaissant sur son corps.
Sur un peu plus de 300 pages, Helter Skelter nous plonge au coeur de l'impitoyable monde de la mode, de la célébrité, de l'idolâtrie et de tous les faux-semblants qui peuvent y exister: à l'heure où tout le monde adule Ririko et veut être comme elle, absolument personne n'imaginerait qu'elle est un produit fabriqué de toutes pièces pour plaire au plus grand nombre, et que sa personnalité revancharde sur sa jeunesse désastreuse a de nombreuses zones d'ombre. La jeune femme pourrait, plus d'une fois, apparaître détestable dans les nombreux comportements destructeurs et autodestructeurs qu'elle finit par montrer, par exemple en voulant défigurer ses rivales (en carrière comme en "amour", si tant est que l'on puisse appeler comme ça sa relation avec l'héritier Nanbu), ou en entraînant toujours plus loin son assistante Haneda et le petit ami de celle-ci dans des élans de sexe et de débauche presque humiliants. Et pourtant, dans le fond, on la comprend, car on cerne bien ce qui l'a amenée à devenir comme ça après sa difficile jeunesse de "moche" et ses efforts. Même si elle apparaît souvent égoïste, elle continue de penser à sa famille qui est censée recevoir un pourcentage de ses cachets. Et c'est là que Kyôko Okazaki frappe vraiment fort: derrière les facettes dures de Ririko, derrière son corps fabriqué et faux, il y a toujours de l'humanité qui suinte, et la mangaka nous expose alors toutes les nombreux aspects complexes de cette femme en ne la jugeant jamais. Aussi effrayante qu'envoûtante au point d'emmener son assistante Haneda et son petit ami dans sa chute, aussi touchante dans ses nombreuses peurs qu'inquiétante dans ses plans pétris de jalousie, à la fois hypnotique dans tout ce qu'elle a traversé pour s'en sortir et terrible dans ce qu'elle veut faire pour s'en sortir encore, Ririko est une héroïne complète, marquante. De celles qui laissent une empreinte indélébile dans notre esprit.
Le corps de Ririko est l'arme avec laquelle elle doit se battre depuis toujours, dans une société où les diktats de la beauté féminine bien calibrée font la loi. Et au-delà du portrait complexe de son héroïne, Okazaki en profite forcément pour dénoncer en profondeur tout ce système dictatorial érigeant un type de beauté bien spécifique en valeur absolue. On ne manque pas de le sentir à chaque instant où l'on suit le parcours de Ririko: elle se laisse crever de faim pour rester mince et oublie la douleur qui l'empêche de dormir en prenant des somnifères, elle est tantôt rayonnante tantôt abattue et exécrable suite aux effets secondaires des médicaments lui faisant faire d'incessants yoyos émotionnels, les cosmétiques deviennent une drogue (elle ne peut pas les arrêter car sans ça elle serait finie, mais à force d'en utiliser elle se dégrade toujours plus)... Et derrière tout ceci, il y a des sujets bien plus vastes autour des méfaits sur les femmes d'une société où la valeur de celles-ci est jugée sur des critères de beauté calibrés: l'obsession pour cette beauté finalement factice, le rejet de celles n'entrant pas dans ce moule de beauté, la peur de l'oubli et de la solitude, la starification à outrance qui aliène les gens, et la manière dont les gens ont vite fait de remplacer une "star" par une autre comme s'il s'agissait de produits à la mode.
Pour porter ses thématiques riches et fortes, le style visuel de Kyôko Okazaki fait des merveilles. Pleinement inscrit dans un rendu graphique à destination des femmes adultes que Kyôko Okazaki a elle-même grandement contribué à installer en compagnie de certaines autres autrices comme Erica Sakurazawa, et dont on a ensuite retrouvé des gimmicks chez nombre d'autres mangakas (en particulier des autrices du magazine Feel Young, forcément, comme Mari Okazaki ou Moyocco Anno), il colle parfaitement au propos, et bénéficie en plus d'un petit paquet de bonnes idées: un côté assez cru sans être voyeuriste dans de nombreuses scènes, nombre de pensées et témoignages sur fond noir, des élans plus surréalistes notamment dans les dernières dizaines de pages (et qui appuient bien l'aspect paroxystique de la fin). Soulignons aussi la part d'humour noir et de cynisme dégagée par Ririko en personne, tant elle sait que la fin de son heure de gloire est proche.
20 après sa conclusion au Japon, Helter Skelter n'a pas pris une ride dans son propos très travaillé, dans la complexité qui s'en dégage et dans la verve narrative et visuelle que Kyôko Okazaki y met. Oeuvre n'ayant rien perdu de sa puissance et ayant amplement mérité son prix Tezuka à l'époque, elle reste une pierre angulaire de la carrière de sa cultissime autrice mais aussi du manga féminin, si bien que pouvoir la redécouvrir ou la découvrir aujourd'hui grâce à Atelier Akatombo est une aubaine à côté de laquelle il ne faut pas passer. Quant à l'édition, elle se veut tout à fait satisfaisante dans l'ensemble, avec un grand format sans jaquette et avec rabats qui est assez agréable à manipuler grâce à son papier souple, bien blanc et suffisamment opaque, une qualité d'impression convaincante, un lettrage simple mais assez propre, et une traduction suffisamment claire.