Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 29 Octobre 2025
Jusqu’ici connu sous le titre Gen d’Hiroshima, le manga de Keiji Nakazawa a une résonance très particulière. Qu’on l’ait lu ou non, difficile de ne pas avoir lu son titre circuler ci et là, tant le manga est une référence de son genre, abordant la tragique période de la fin de la Seconde Guerre mondiale côté Japon, sous un angle semi-autobiographique.
La série devrait pourtant être mise en avant dans nos contrées, ne serait-ce parce qu’elle doit ses débuts au plus célèbre des magazines de prépublication : le Shônen Jump. Quelques années après avoir fait ses premières armes en tant que mangaka, notamment avec Kuroi Ame ni Utarete, il dessine un one-shot autobiographique pour la version mensuelle du magazine shônen. Avec Ore wa Mita, l’auteur explore son propre vécu de l’après-guerre, une période qu’il a bien connu puisqu’il est né en 1939. Dès l’année suivante, Keiji Nakazawa puise de nouveau dans son passé pour dessiner Hadashi no Gen, cette fois pour l’hebdomadaire Shônen Jump. La publication connaît son lot de rebondissements puisqu’elle change plusieurs fois de crèmerie, jusqu’à se conclure définitivement en 1985, pour un total de 10 volumes.
L’histoire de la parution française est presque aussi complexe que son homologue nippone. Voyant le jour en 1983 aux Humanoïdes associés, la série ne sera publiée intégralement qu’à partir de 2003, sous la bannière de Vertige Graphic. La maison propose ensuite une réédition dite « de poche » dès 2007, puis une édition double aux dimensions imposantes à partir de 2016.
Le dernier sursaut en date de l’histoire de la publication francophone de l’œuvre de Keiji Nakazawa vient ponctuer cet automne 2025. Éditeur indépendant, Le Tripode jette son dévolu sur cette œuvre charnière pour le tout premier manga de son catalogue. Reprenant une numérotation en 10 volumes sur un grand format, la maison en profite pour refaire une traduction neuve, annoter le texte parfois garni de quelques erreurs historiques, et garnie de quelques suppléments dont une préface d’Art Spiegelman, l’auteur de l’incontournable bande dessinée Maus dont les échos avec la série de Keiji Nakazawa sont forts. Surtout, c’est l’occasion pour l’œuvre de gagner un titre le plus fidèle possible : Gen aux pieds nus. Assurément, la transition brusque nos habitudes, mais qu’importe si elle est plus fidèle à l’œuvre originale.
Au printemps 1945, le Japon est en guerre avec les États-Unis, et le conflit approche doucement de sa fin. Jeune garçon subissant de plein fouet le nationalisme et la propagande militaire d’époque, Gen et sa famille font office de parias auprès de leurs voisins. Pour cause : leur père est l’une des rares personnes à s’opposer fermement au conflit, à l’heure où le reste de la population est endoctrinée par le gouvernement. Cette position vaut à Gen et sa famille d’être laissée pour compte, brimée et privée, si bien que leur sort s’aggrave au fil des semaines. Pour le petit garçon, le pire est encore à venir puisque quatre mois plus tard, la bombe atomique sera lâchée sur Hiroshima…
De Gen aux pieds nus, on a souvent l’image d’une série qui aborde d’emblée l’impact des bombes nucléaires lâchées sur le Japon durant la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, ce premier tome n’introduit cet élément tragique qu’en guise de climax. Le reste de ces près de 270 pages s’ancre presque dans la tranche de vie historique en nous narrant le quotidien de Gen et de sa famille, ainsi que les enjeux qui marquent les opposants au nationalisme va-t-en-guerre qui contaminait la société nippone d’époque. Dans cet épais programme, les ravages de cette propagande guerrière sont décortiqués et placés comme drames pour cette petite famille qui n’aspire qu’à la paix, qui refuse de reconnaître la guerre comme besoin vital pour le Japon, et qui privilégie la survie plutôt qu’un sentiment de fierté patriotique délétère.
Tout un segment aux sujets graves qui nous marquent profondément grâce au temps que passe Keiji Nakazawa à les développer à travers le quotidien d’une famille paisible aux membres attachants. Paradoxalement, le climat est souvent doux, voire innocent grâce aux espiègleries des deux frères, un contraste certainement volontaire pour montrer la pureté de ces enfants face aux vices guerriers des adultes. C’est aussi par eux que subsiste une lueur d’espoir pour cette petite famille aux côtés de laquelle on se pose et dont on partage le quotidien sur l’entièreté de cet opus.
Des digressions, il y en a ponctuellement. L’auteur s’en sert pour montrer plus largement le poids de la propagande au Japon, sans jamais prendre de pincettes. À tel point qu’en 2025, un tel climat paraît surréaliste, rendant la lecture si impactante, voire effrayante. Ce premier opus de Gen aux pieds nus est aussi bien une tranche de vie d’époque qu’un drame familial et une chronique sociétale profondément anti guerre, qui nous emporte dans sa quiétude mélancolique et nous secoue par ses injustices. Le trait de l’auteur joue énormément dans l’efficacité de ce cocktail tant son trait rond semble à l’opposé d’un tel climat tragique, accentuant alors le contraste entre la naïveté et la dureté de la réalité. On apprécie aussi sa narration pleine de vie et ses cases dynamiques, jouant dans l’efficacité du rythme et nous empêchant de quitter le quotidien du petit foyer de Gen.
Le point d’orgue de la lecture est atteint lors des dernières pages, tout bonnement impitoyables. L’événement était pourtant inévitable et voué à nous secouer. L’auteur amène toute la dureté de la catastrophe grâce à un ton qui bascule et un visuel qui verse parfois dans l’horreur, sans pour autant trop en fait. Difficile de rester de marbre devant les dernières planches, d’autant plus que le tome ne conclue pas l’action et laisse le loisir à la suite d’apporter un verdict à la terreur qui se joue, laissant même une lueur d’espoir aux lecteurs. Pour cela, Le Tripode a eu raison de publier les deux premiers tomes en simultanée, ne serait-ce pour ne pas nous laisser sur cette frustration pour en nous offrant la possibilité de découvrir de quelle manière l’auteur développera « l’après ».
Dès ce premier tome, Gen aux pieds nus ne trahit donc pas son aura. Récit humaniste qui prend le temps de pose et développer ses idées pacifistes, le manga nous emporte dans sa formule maîtrisée à merveille, que ce soit en termes de sujets, de ton ou de rythme.
Du côté de l’édition, Le Tripode offre une copie convaincante dans le sens où un soin particulier a été apporté au contenu. Entre une préface de l’auteur lui-même, un texte signé Art Spiegelman, une couverture nouvelle et un travail d’annotations pour corriger les inexactitudes d’époque commises par l’auteur (dont on ne le blâmera pas, l’accès aux informations dans les années 70 étant certainement plus délicat), on sent que l’éditeur souhaite offrir une version profondément respectueuse de cette œuvre charnière. La traduction nouvelle de Vincent Zouzoulkovsky et Koshi Miyoshi est très convaincante dans le ton de ses dialogues qui nous emporte. Finalement, le vrai réel regret vient de l’absence d’une jaquette qui donne un ouvrage un poil fragile et moins noble. Le prix a beau être cohérent pour une publication de cet acabit, on garde ce petit regret dans un coin de notre esprit.

02/10/2025