Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 29 Août 2023
Ce mois d'août voit les éditions Pika lancer un nouveau manga à-part dans leur collection seinen: Une fille atypique, oeuvre née de la collaboration entre Sôhachi Hagimoto pour le scénario et Renji Morita pour le dessin, deux auteurs qui signaient alors là la toute première série longue de leur carrière. Ce manga a été prépublié en ligne au Japon sous le titre Asper Kanojo sur le site Comic Days des éditions Kôdansha, de mars 2018 à décembre 2020, pour un total de 12 volumes.
L'histoire nous immisce auprès de Seijin Gesui, un jeune homme si asocial que, tout de suite après le lycée, il a décidé de vivre seul dans un petit studio tokyoïte que plus d'une personne considérerait comme miteux, d'autant qu'il n'y a même pas de douche et que les toilettes sont à l'extérieur. Subsistant grâce à un boulot de livreur de journaux qui l'oblige à bosser partiellement de nuit, il tente d'arrondir ses fins de mois avec des mangas amateurs qu'il dessine sans grand succès: si ses doujinshis pour adultes se vendent un peu, ce n'est pas le cas de ses mangas plus sérieux... et pourtant, c'est bien grâce à l'un de ses mangas qu'un jour, une étrange jeune femme vient sonner à sa porte afin de lui faire de son admiration pour son travail... et de s'installer temporairement chez lui, sans qu'il ose la repousser. Elle s'appelle Megumi Saitô, elle a 18 ans, elle a quitté le lycée quand elle était en première, et on comprend très vite que sa situation passée a toujours été catastrophique, aussi bien côté école que côté famille. La raison ? Eh bien, Seijin la comprend rapidement: Megumi est différente, atteinte d'un trouble du Spectre de l'Autisme, ce qui fait que son quotidien a toujours été un combat difficile dans une société validiste, et qu'elle n'a jamais vraiment trouvé sa place. Mais peut-être que cela changera avec Seijin, un homme qui, au vu du contenu de ses mangas mettant en scène des personnes différentes, pourrait peut-être être en mesure de la comprendre et de l'accepter telle qu'elle est...
Avec cette histoire de mangaka amateur fauché voyant débouler et s'installer chez lui une jolie jeune femme on ne peut plus soudainement, le pitch de base pourrait presque avoir des allures de comédie romantique random fantasmée, et peut-être est-ce fait exprès de la part des auteurs pour mieux déjouer les attentes et, ainsi, mieux nous faire prendre conscience de tout ce qu'implique le problème touchant Megumi et bien d'autres personnes de notre réalité, sans qu'on en ait toujours pleinement conscience. Au fil des chapitres, Seijin a ainsi l'occasion de déjà vivre diverses situations avec Megumi, de l'chat d'une douche à un passage aux bains public en passant surtout par un grand nombre de discussions et de moments passés à deux dans le petit studio dont la jeune femme n'a aucune envie de partir. Au gré des pages, notre personnage principal a alors l'occasion d'observer en détails cette fille qui, pour beaucoup de monde, pourrait avoir quelque chose de curieux: Megumi parle toujours sans le moindre détour de tout et en regardant fixement son interlocuteur avec ses yeux sincères et perçants, est venue de super loin sans avoir songé à un éventuel retour chez elle (et on comprend vite pourquoi), peut regarder pendant des heures la même chose (en l'occurrence Seijin), attend inlassablement le jeune homme sur le balcon quand il travaille à l'extérieur, est capable de lui poser un flot de questions sur un point précis à la façon d'un interrogatoire, montre d'inquiétantes marques de scarification au poignet (là aussi, on comprendra vite pourquoi), pense en permanence à la mort, a des crises de panique si elle ne prend pas certains médicaments ou si elle regarde la télévision, a des traumatismes psychologiques ayant par exemple provoqué en elle une haine indélébile envers les chiens, peut décréter s'il elle aime ou déteste les gens à peine rencontrés, peut être incroyablement perspicace sur des points précis... Autant de facettes que l'on découvre en même temps que Seijin et qui nous font cerner, sans forcément avoir besoin de le dire haut et fort, que cette fille est effectivement atypique de par son trouble.
Comme le dit Megumi elle-même à son grand désarroi (car ça lui donne l'impression de ne pas exister), les oeuvres mettant en scène des personnes ayant ce genre de neuroatypie sont très rares, si bien que l'on accueille celle-ci avec beaucoup d'intérêt. Intérêt qui se confirme grâce à la justesse que les auteurs veulent y mettre, derrière l'idée de base toute simple voire clichée.
Non seulement, l'abord effectué permet de mettre en avant les troubles autistiques, et sur ce point précis Pika a même eu à coeur d'aller plus loin en s'associant à Healthy Alie. Créatrice de contenus culinaires végans et elle-même autiste, celle-ci accorde une grande importance à la sensibilisation de tous aux Troubles du Spectre Autistique, afin de prévenir les stéréotypes et les clichés qui circulent encore trop souvent dessus, ce qui se traduit ici par une belle petite postface et par la présence régulière, entre les chapitres, de textes explicatifs sur certains aspects de ces troubles (en l'occurrence, pour ce premier tome, les intérêts spécifiques et les crises autistiques).
Mais en plus, les deux mangakas trouvent une tonalité très juste, en n'occultant rien des difficultés de la vie de Megumi (si bien que l'on déconseillera la lecture à des âmes trop sensibles car il peut notamment être question d'automutilation et de pensées suicidaires, cette mise en garde ayant par ailleurs très bien été faite par l'éditeur lui-même sur le livre), pour mieux montrer la place salvatrice que prend Seijin auprès d'elle. En effet, on apprend vite certaines des facettes les plus terribles voire horribles du passé de la jeune femme: brimades et exclusion à l'école, parents ne la traitant même pas comme un être humain au point qu'elle se considère elle-même comme une paria (d'où l'émotion que lui procurent les mangas de Seijin), regard des autres qui qui au quotidien ne cherchent pas du tout à la comprendre... Mais sa rencontre avec le jeune homme pourrait tout changer, pour une raison précise: loin de se montrer trop mielleux ou de vouloir la changer, il l'accepte telle qu'elle est et fait de son mieux pour l'accompagner sous tous les aspects, que ce soit dans les discussions, dans les incompréhensions, dans les crises d'angoisse...en évitant ainsi, précieusement, de stigmatiser cette fille qui n'a sans doute pas besoin de ça.
Servi par une narration toujours soignée et posée et par un dessin très fonctionnel où l'attention est surtout mise sur les personnages et en particulier sur Megumi, Une fille atypique démarre de manière prometteuse grâce à des auteurs qui ont à coeur d'aborder leur sujet de façon humaine et nuancée, loin des clichés, et avec une sincérité de ton parfois déstabilisante mais toujours bénéfique. Les bases sont donc très intéressantes et très bonnes, si bien que l'on espère que l'oeuvre confirmera par la suite !
Enfin, côté édition, en dehors des qualités déjà évoquées précédemment, c'est aussi correct pour le reste. A l'extérieur, la jaquette a le bon goût de rester sobre et proche de l'originale japonaise. Et à l'intérieur, on a un papier souple et suffisamment opaque, une impression honnête, un lettrage propre, et une traduction soignée d'Emmanuel Bonavita.