Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 16 Mai 2023
Avec des mangas à la fois excellents et reconnus comme Princess Jellyfish, Trait pour trait, Le Tigre des Neiges ou Tokyo Tarareba Girls, Akiko Higashimura est facilement devenue une très grande dame du manga féminin qu'il n'est normalement plus nécessaire de présenter. Et la popularité de l'autrice est telle qu'elle a également eu l'occasion d'effectuer des prépublications en dehors du sol japonais, comme ce fut le cas pour A Fake Affair, série lancée en France par Le Lézard Noir au mois de mars dernier. De son nom original Gisô Furin, cette série en 8 volumes a pour particularité d'avoir été initialement prépubliée de façon simultanée en Corée du Sud et au Japon en 2018-2019 (sur Naver Webtoon en Corée et sur feu Xoy, devenu Line Manga, au Japon), qui plus en format webtoon (donc, grosso modo, sur internet en scrolling vertical et en colorisation intégrale, pour les trois du fond qui ne connaîtraient pas encore les grandes bases de ce format). Et pour l'édition française, l'éditeur poitevin a choisi de compiler l'oeuvre en quatre volumes doubles, donnant ainsi lieu à un premier opus faisant environ 290 pages.
A Fake Affair nous immisce auprès de Shôko Hama, une femme de 30 ans tout ce qu'il y a de plus célibataire: elle vit toujours chez ses parents, vivote avec des petits boulots; et a abandonné l'idée de trouver un époux après plusieurs recherches infructueuses, au contraire de sa grande soeur Yôko qui semble vivre le parfait amour avec le beau et bon parti Kenji. Sa déroute amoureuse, elle l'explique très bien: selon elle, elle est nulle pour tenir une conversation, elle n'a pas le physique pour porter des vêtements séduisants, et du coup elle a l'air plus vieille que son âge, mais elle ne fait pas grand cas de tout ça. Ne se faisant pas trop de bile, elle décide, après la fin de son contrat intérimaire d'un an, de se payer du bon temps en s'offrant un voyage en Corée du Sud, où elle espère surtout s'éclater. Et vu qu'elle y va en pure touriste, elle se fiche d'être vue seule en train de manger en s'enfilant de la bière (et elle a bien raison). Seulement, un imprévu a lieu dans son avion. Un imprévu prenant le nom de Jobanhi, beau jeune homme d'origine coréenne, dont le charme la trouble immédiatement. Alors quand, à force de discussion, elle a l'opportunité de passer du temps avec ce beau mec en Corée, notamment pour découvrir des facettes du pays, elle finit, de façon improbable, par lui faire croire qu'elle est mariée, ce qui semble attirer de plus belle le jeune homme...
Au vu des particularité de cette série nippo-coréenne, Higashimura choisit donc de faire jongler son histoire entre ces deux pays, ce qui sera notamment l'occasion pour l'autrice d'offrir quelques détails sur la culture coréenne, un pays qu'elle semble affectionner. Mais l'essentiel n'est pas là et se situe, en premier lieu, au niveau de l'insolite lien qui va se créer entre Shôko et Jobanhi. il faut dire que le jeune coréen est très troublant: cet homme a le physique d'une star, parle couramment japonais et semble habitué à voyager entre le Japon et la Corée, mais ne dit rien de ce qu'il fait dans la vie au départ et garde une part de mystère, ce qui attire forcément un peu notre héroïne. Puis quand il lui dit qu'il est photographe, son attirance se décuple, jusqu'à l'enfoncer dans son improbable mensonge comme quoi elle est mariée puisque, étrangement, ça semble intéresser le garçon qui paraît avoir une vision assez tranchée du mariage. Et puis, pourquoi se priver, puisque ce mensonge permettra peut-être à Shôko d'enfin vivre une histoire d'amour...
Mais forcément, ce mensonge ne peut être sans conséquences: Shôko, au-delà de son amourette naissante, va devoir jongler avec ça, au risque de se mettre dans certaines situations délicates voire très embêtantes, par exemple quand Jonbanhi demande à voir une photo de son mari, ou quand elle constate qu'elle a oublié quelque chose de très (très très) important en rentrant au Japon. Et si une part d'humour se dégage forcément de tout ça, il y a aussi un tout autre sujet que la mangaka met de plus en plus en exergue, à savoir la question de l'adultère: si Shôko n'est pas réellement mariée mais ment pour à Jobanhi pour parvenir à ses fins, il y a un autre personnage pour qui la situation adultérine est bien différente, à savoir se propre grande soeur Yôko, alors qu'elle semble vivre un mariage si parfait avec Kenji. De par ce fait, Higashimura semble questionner la valeur accordée à ces mariages, en prenant quelque peu le contrepied de l'une de ses précédentes oeuvres à succès, Tokyo Tarareba Girls, où les héroïnes elles aussi trentenaires et célibataires couraient précisément après ces épousailles.
A voir, donc, comment Akiko Higashimura compte développer tout ça par la suite, mais dans l'immédiat la curiosité et piquée, et le plaisir de lecture est là grâce aux talents habituels de la mangaka. En effet, bien qu'elle s'essayait ici au format webtoon et que le passage au format papier permet moins de petites fantaisies de mise en scène, l'autrice ne perd rien de sa tonalité typique, incluant même brièvement l'une de ces "mascottes" dont elle a le secret avec Bossette, la bosse sur la tête de Shôko qui lui sert de "confidente" (ça nous rappelle volontiers la petite pieuvre de Princess Jellyfish, et surtout Yaka et Fokon de Tokyo Tarareba Girls). On appréciera également que la colorisation ne soit pas un cache-misère (comme c'est régulièrement le cas dans les webtoons), et que cette quadrichromie souligne soigneusement les nuances d'un dessin immédiatement identifiable.
Enfin, du côté de l'édition, Le Lézard Noir nous offre un travail on ne peut plus convaincant, en particulier pour la traduction impeccable de Miyako Slocombe, traductrice expérimentée et grande habituée de la mangaka. Le papier, à la fois souple et suffisamment épais, permet une très bonne qualité d'impression où les différentes teintes de couleurs sont bien rendues. Et la jaquette, dotée d'un logo-titre sobre, reste proche de l'originale japonaise.