Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 03 Janvier 2024
Découverte en France aux éditions Hana en 2020 avec le plutôt sympathique yaoi Un nom, pour nous deux, la mangaka Ito Agata a fait son retour dans notre langue chez ce même éditeur, au mois de juin dernier, avec une autre série achevée en deux volumes: Escape from the everyday, une oeuvre qui a été prépubliée au Japon en 2020-2021 chez ShuCream avant de paraître en volumes reliés aux éditions Takeshobo sous le titre Sayonara Kyôhansha (littéralement "Adieu Complice").
Tout commence ici par une rencontre. Héritier de la riche famille d'entrepreneurs Ikaruga, le lycéen Hajime Ikaruga vit plutôt mal sa situation, sans totalement se l'avouer. Dans son établissement scolaire, tout le monde le met sur un piédestal à cause de son statut, sans forcément chercher à le connaître. Et à la maison, ses parents sont tellement pris par leurs activités qu'ils ont toujours compensé le manque d'amour familial par de l'argent et les biens matériels. Si bien qu'au final, l'adolescent a toujours été seul, si l'on excepte la présence de son chat Mukumuku. Et c'est précisément en recherchant son félin égaré que, dans un bâtiment voué à être démoli, il fait la connaissance d'un homme mystérieux, qui dit s'appeler Hirose et être un fugitif. Ayant visiblement dans le trentaine d'après les estimations de Hajime, Hirose ne semble aucunement méchant puisqu'il a soigné Mukumuku qui était blessé, et c'est ainsi que les deux garçons vont régulièrement se retrouver, très souvent dans l'enceinte du bâtiment abandonné, pour échanger, se parler, se confier. Hirose a beau vouloir se faire passer pour quelqu'un de mauvais afin de maintenir une distance entre lui et Hajime, rien n'y fait: l'adolescent le retrouve à chaque fois avec plaisir, et au vu de sa situation solitaire depuis si longtemps il n'en faudra pas forcément beaucoup plus pour qu'il s'éprenne du fugitif. Seulement, en même temps que ses sentiments, c'est aussi la curiosité et la crainte qui naissent en Hajime. la curiosité, car forcément, il se demande pourquoi Hirose doit se cacher et par qui il est poursuivi, choses que le fugitif esquive à chaque fois que l'adolescent essaie d'en savoir plus. Et crainte, car vu que Hirose est un fugitif, il pourrait disparaître à tout moment, or que ressentirait le lycéen si ça devait arriver ?
Si la mangaka joue ici le coup assez classique du pauvre petit héritier délaissé, elle le fait avec suffisamment de talent pour nous immerger dans son récit, en particulier grâce à l'atmosphère assez intimiste et plutôt bienveillante qui s'installe entre les deux personnages principaux. C'est effectivement dans un cadre assez posé et intime, généralement celui de l'immeuble délabré où ils prennent l'habitude de se retrouver, que Hirose et Hajime apprennent un peu plus à se connaître et se confient un peu. Et quand bien même la naissance de sentiments chez Hajime pourrait paraître très rapide, elle peut s'expliquer par le fait qu'il a été seul si longtemps sans ressentir de réelle affection de la part de son entourage jusqu'à présent, et qu'il est à un âge où les sentiments s'éveillent facilement. Face à ça, on appréciera le comportement de Hirose qui, tout en conservant toujours une forte aura de mystère jusqu'à la fin du tome (vu qu'on ne sait toujours pas grand chose de lui), ne profite pas de la situation, tente de repousser l'adolescent et de maintenir une distance avec lui jusqu'en fin de tome, et cela même si Agata ponctue son tome d'une petite scène érotique non-censurée au sujet de l'adolescent (qui se masturbe en pensant à Hirose sans que celui-ci en profite, autant le dire clairement).
Ainsi, il y a dans cette première moitié de série une certaine finesse, une certaine retenue autour des deux personnages principaux, alors même qu'on les sent bien troublés et c'est quelque chose qui est d'autant mieux cristallisé dès lors que tous deux, sur impulsion de Hajime, s'offrent quelques escapades épanouissantes hors du bâtiment, pour que l'adolescent vive des moments de bonheur qu'il n'a jamais vraiment connus en famille. Si bien qu'on s'attache assez aisément à ce binôme, et qu'on s'interroge forcément sur leur avenir commun. Que cache exactement Hirose pour être ainsi pourchassé ? Et que deviendront les sentiments amoureux de Hajime dans cette situation un peu dramatique où une relation sentimentale semble peu probable ?
Pour porter son histoire, Ito Agata peut compter sur son dessin franchement ravissant. Si ses décors, bien que très présents et immersifs quand il le faut, proviennent généralement de photos un peu retravaillées, la mangaka en tire fort bien parti, en particulier pour les cadres intérieurs comme celui du bâtiment délabré qui amènent une vraie atmosphère assez intime. C'est néanmoins dans ses designs de personnages que l'autrice brille le plus, en offrant des visages travaillés, assez profonds notamment au niveau de certains regards, et à l'expressivité nuancées.
Finalement, les principales limites viennent plutôt de l'édition française, qui pourra diviser sur deux points: tout d'abord son lettrage par moment trop basique (on pense notamment au "ssh" au tout début du chapitre 4, très mal intégré et débordant de la bulle), puis surtout la tendance à abuser des suffixes japonais parfaitement inutiles ici. Redisons-le encore: laisser des "-sensei", des "-san" ou de "-kun" à tout bout de champ quand ça n'apporte rien de particulier, ça n'a rien à faire dans une traduction française qui se doit d'adapter au mieux ce type d'éléments. Votre serviteur doit bien avouer que ça l'a complètement fait sortir de la lecture à certaines reprises...
Pourtant, si l'on excepte ces détails, la traduction d'Amandine Martel est claire, et le reste de l'édition est convaincant: la jaquette reste proche de l'originale nippone, le papier est assez souple, épais et opaque, et l'impression est d'une qualité tout à fait honorable.