Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 21 Mars 2024
Après "Hana l'inaccessible", dont la parution est toujours en cours, les éditions Meian souhaitent rester fidèle à Koji Murata en publiant un autre de ses mangas actuels : "Double Play". Une série beaucoup plus sulfureuse, réservée à un public averti, si bien qu'elle s'intègre dans la collection Daitan de l'éditeur.
C'est en 2020 que le mangaka lance la parution de cette série, dans les pages du magazine Comic Heaven de la maison Nihon Bungeisha. Une revue largement portée vers les séries érotiques ou à tendances coquines, pour un manga qui dénombre à ce jour seulement quatre tomes reliés au Japon. Autrement dit, en lançant la publication française avec les deux premiers opus en simultanée, Meian nous propose la moitié de ce qui est disponible dans le pays d'origine de l'œuvre.
Tamao Hiroi est un lycéen ordinaire qui a tourné le dos au baseball, un sport qu'il affectionnait particulièrement. À l'inverse, la jolie Ran Homura, pour laquelle il a le béguin, continue de s'exercer au softball avec assiduité.
Quand il rentre chez lui, une "surprise" attend Tamao : Il surprend Ran, sur son lit, en pleine séance de plaisir solitaire. En réalité, les parents des deux adolescents se sont épris l'un de l'autre, menant à une cohabitation entre eux. Mais pour avoir été épiée par Tamao, Ran lui impose un "jeu" dont seuls eux deux auront le secret : jusqu'à nouvel ordre, il sera son esclave. C'est le début d'une cohabitation singulière et d'une relation immorale entre deux adolescents dans la fleur de l'âge, chamboulés par leurs sentiments et leurs libidos...
Manga à ne pas mettre entre toutes les mains, "Double Play" aborde un sujet particulièrement sensible, celui de l'adolescence, par le biais de deux jeunes gens qui se retrouvent à vivre sous le même toit. Parce qu'ils ont déjà un certain affect l'un envers l'autre et que la situation de base leur impose de se dévoiler réciproquement leurs émois libidineux, c'est une relation pour le moins unique qui s'installe entre eux. Ou plutôt, celle-ci est imposée à Tamao par Ran qui, sous ses airs autoritaires, profitera de ces instants pour partager des moments d'intimité très particuliers avec le garçon, tandis que ce dernier ne reste certainement pas insensible aux charmes de celle qu'il aime depuis un certain temps.
Dès les premières pages, "Double Play" fait naître chez nous une forme d'appréhension. Outre le quiproquo d'ordre sexuel qui n'est pas forcément le plus délicat qu'on ait pu lire, leur remariage de leurs parents pouvait faire redouter le fantasme du demi-frère et de la demi-sœur. Pour l'heure, il semble surtout s'agir d'une astuce scénaristique pour permettre une proximité géographique aux deux protagonistes, tant leurs liens familiaux ne sont ensuite plus évoqués. Mans l'idée, nous avons quand même affaire à des frères et sœurs par alliance, ce qui peut totalement déranger, mais ce n'est pas ce que Kôji Murata semble vouloir retenir de toute cette situation initiale pour l'instant. Et on sera tentés de dire "tant mieux", tant la mécanique semble surutilisée ces derniers temps.
Car le point central du récit vient du jeu dangereux auquel s'adonnent les deux têtes d'affiche. Ainsi, le tome se compose d'une succession de moments où la situation maître-esclave entre Ran et Tamao prend des allures toujours plus sulfureuses, tandis que s'enchainent des "rapports" qui ressemblent plus à un étalage de fantasme du mangaka. C'est clairement sur des séquences où la demoiselle impose au garçon de renifler ses aisselles, pendant que cette dernière se frotte sur son membre à travers son pantalon, qu'il y aura de quoi être crispé. Et à côté, le fait que les deux personnages soient encore mineurs peut poser problème, même s'il n'est pas encore question de pénétration à ce stade de l'œuvre.
Pourtant, ce premier opus ne se limite clairement pas à cette dimension sexuelle et fantasme, et c'est d'ailleurs ce qui rend la lecture particulièrement frustrante. Au-delà de la galerie de fétiches que nous impose l'auteur, "Double Play" cache certains éléments scénaristiques sentimentaux et dramatiques, abordant en filigrane les deux protagonistes sous leurs prismes d'adolescents et avec une dimension presque touchante. Dans le fond, il y a une sensibilité que Kôji Murata semble vouloir afficher, un peu comme peut le faire Inio Asano avec des récits comme "La fille de la plage", tout aussi déroutants que la présente série. Et c'est pour ça qu'on sera tentés d'aller plus loin, et d'au moins lire le deuxième tome qui sort en parallèle au premier. Car derrière le grivois, il y a un registre plus poétique, certes très camouflé, qui se marie parfaitement avec la maîtrise visuelle de l'artiste.
On comprendra totalement que certains ne veuillent pas aller plus loin, mais il semblerait que le manga cache un certain potentiel, de manière à ce que d'autres lui donnent une chance, tandis qu'on ne peut ignorer la tranche du lectorat qui se satisfera de l'ambiance très étrange, enivrante et malaisante à la fois, déjà présente dans cet opus.
Du côté de l'édition, Meian reste sur un seuil de qualité qu'il n'est plus à démontrer, notamment grâce à la fabrication de l'ouvrage dans la lignée de ce que propose la maison rattachée au groupe IDP. On saluera la traduction de Marina Sanchez, en phase avec l'aura étrange de ce début d'œuvre, ainsi que le lettrage solide de Florian Monnier.