Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 24 Février 2023
Celles et ceux qui nous suivent depuis longtemps savent à quel point nous sommes attachés à Daisuke Igarashi, mangaka naturaliste par excellence, dont les oeuvres interrogent bien souvent notre rapport aux sens et à la nature qui nous entoure. Et pour notre plus grand plaisir, l'artiste a plutôt le vent en poupe en France ces derniers temps ! Ainsi, tandis que les éditions Delcourt/Tonkam ont lancé en automne 2022 leur réédition du sublime manga les Enfants de la Mer (autrefois paru en grand format chez Sarbacane), de leur côté les éditions Noeve Grafx nous proposent, depuis ce 24 février, de découvrir en librairies le premier volume de Designs.
Designs, c'est l'une des séries "longues" les plus récentes d'Igarashi. Bouclée en 5 volumes dont le premier compte déjà environ 240 pages, celle-ci a été prépubliée au Japon entre 2015 et 2019 dans les pages du magazine Afternoon des éditions Kôdansha, un magazine dans lequel Igarashi avait notamment déjà publié les deux premières séries de sa carrière: Hanashippanashi et Petite Forêt, toutes deux sorties autrefois en France chez Casterman.
Cette oeuvre nous immisce dans un monde a priori assez similaire au nôtre, à ceci près que l'espèce humaine, en exploitant ses connaissances en sciences, est parvenue à croiser humains et animaux pour donner naissance à des créatures hybrides nommées "Humanized Animals", ou HA pour faire plus court. Une fois leur design validé (comme s'il s'agissait de simple marchandise...) et leurs capacités/leur utilité approuvées, les voici aptes à diverses utilisations parfois très discutables sur le plan éthique. Mais qu'arriverait-il si l'espèce humaine se retrouvait, petit à petit, dépassée par sa création ?
Si l'idée d'une création dépassant peu à peu son créateur est loin d'être nouvelle, plus particulièrement dans le genre de la science-fiction, Daisuke Igarashi a évidemment une manière bien à lui de dépeindre cela, et ce pour mieux pointer un regard critique sur toutes les dérives que peut avoir notre espèce humaine quand il est question de pouvoir, de conflits ou de profit. Pour mieux nous imprégner de son univers comme un cri d'alerte envers ces dérives, le mangaka n'hésite pas à raccrocher son récit à certaines références bien réelles, à l'image du physicien Freeman Dyson ou de la firme d'engrais chimique Monsanto, renommée ici Sanmonto pour des raisons évidentes quand on connaît l'historique de cette firme. Et à partir de là, Igarashi développe un propos où les fameux HA se retrouvent exploités de toutes les manières possibles, que ce soit pour créer de redoutables bêtes de guerre, pour rendre plus confortable une alimentation à outrance, pour en faire des sujets d'expérimentation dans différents domaines comme de développement spatial ou la force militaire... Le mangaka n'hésite pas même à proposer certaines planches volontairement déstabilisantes ou choquantes, à l'image de certaines attaques effrayantes, de la vision d'humains plus préoccupés à faire le buzz qu'à penser aux conséquences de leurs actes, ou, plus encore, d'anomalies comme celle de ces "cochons cul-de-jatte".
A travers tout ceci, l'auteur interroge, évidemment, le rapport qu'a l'espèce humaine avec un environnement qu'elle tend bien trop souvent à ne pas respect, à surexploiter, à malmener. Nombre de passages interrogent en profondeur notre respect de la vie et de la nature. Et comme pour mieux nous mettre en alerte sur nos dérives, le mangaka expose, bien souvent, un tout autre rendu sur le plan visuel, puisque ses dessins présentent son goût habituel pour les designs d'être vivants fascinants (y compris ces hybrides qui, dans le fond, n'ont rien demandé), pour les décors naturels omniprésents, foisonnants et parfois très contemplatifs, et pour nous faire ressentir chaque sens en allant ici jusqu'à exploiter le concept d'umwelt, à savoir la faculté des espèces à vivre en se basant sur des sens spécifiques (par exemple, les chiens qui ressentent beaucoup de choses par l'odorat). Igarashi nous fait ressentir à chaque page la beauté du monde, des animaux, des paysages, de la nature, alors même que tout cet environnement se voit en permanence malmené par les activités humaines.
Il ne reste plus qu'à voir comment se développera le récit par la suite, car pour l'instant Daisuke Igarashi se contente surtout de jeter pas mal de pistes dans l'utilisation qui est faite de ces HA, et de mettre en place l'influence démesurée qu'ils pourraient avoir à l'avenir. Mais au vu de son passif de grande qualité, l'auteur a toute notre confiance pour la suite.
Côté édition, Noeve Grafx nous livre, comme toujours, une copie particulièrement soignée. Avant le retour des Enfants de la Mer chez Delcourt/Tonkam, il faut bien avouer que l'on s'était habitués à voir les oeuvres de l'auteur proposées dans un grand format propice à laisser apprécier pleinement son gros travail visuel. Noeve Grafx propose, de son côté, un format de poche standard pour du seinen, dont le prix de 9,95€ pourrait alors sembler un peu élevé, mais n'oublions pas que ce premier volume est bien épais avec ses 240 pages environ, et que les mangas d'Igarashi restent des oeuvres "d'auteur" démontrant une certaine prise de risque. Et puis, en plus d'avoir droit à une superbe jaquette (une oeuvre d'art à elle seule, une fois dépliée) très bien imprimée et dotée d'un petit vernis sélectif sur le logo-titre, on trouve à l'intérieur un papier souple, sans transparence et agréable à manipuler, une très bonne qualité d'impression, un lettrage soigné du Studio Charon, et une impeccable traduction de la part de Yukari Maeda et Patrick Honnoré.