Demande à Modigliani ! Vol.1 - Manga

Demande à Modigliani ! Vol.1 : Critiques

Modigliani ni Onegai

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 08 Novembre 2019

Au bout d'une année où ont émergé quelques nouveaux éditeurs sur le marché du manga, le petit dernier de 2019 arrive en ce mois de novembre. Fondées par Christophe Geldron qui a auparavant travaillé notamment aux éditions Black Box dont il fut l'un des fondateurs, et présentées en juillet dernier, les éditions naBan se sont fixé pour objectif de proposer des titres récents ou issus du patrimoine de la bande dessinée japonaise sur des thèmes variés. Et pour se lancer dans le domaine artistique du manga, quoi de mieux que de proposer, en guise de première sortie, une oeuvre parlant, entre autres choses, d'Art ?

C'est donc le cas de Demande à Modigliani!, toute première série de la mangaka Ikue Aizawa, qu'elle a lancée en 2016 aux éditions Shôgakukan dans le magazine Big Comic Zôkan sous le nom Modigliani ni onegai, et qu'elle poursuit toujours à l'heure actuelle. Ici, on plonge dans la province japonaise du Tohoku, dans les montagnes du nord-est du Japon, où se trouve une modeste université dédiée à l'art. Dans cette école ne comptant qu'environ 300 membres si bien que quasiment tout le monde se connaît au moins de vue, toutes les formes d'art sont enseignées, et tout le monde est accepté, y compris les imbéciles. Tous trois étudiants en 2e année dans cette école composée en majorité de filles (si bien qu'ils sont mêmes les trois seuls garçons en 2e année), Chiba, Fujimoto et Motoyoshi ont tous trois un intérêt certain pour l'Art, mais ont tous leurs domaines de prédilection, leur caractère, et leur manière d'appréhender le secteur artistique et tous ses à-côté. Entre apprentissages, relations, doutes et bien d'autres choses, partons à leur découverte.

Cette tranche de vie pas comme les autres, dont le principe rappelle un petit peu Moyasimon sur le papier (à ceci près que l'excellent Moyasimon se déroulait dans une université agricole), s'offre dans la première moitié de ce premier volume une forme assez classique, avec trois premiers chapitres visant surtout à installer tour à tour chacun des trois principaux personnage.

"Chaque élève entre dans cette école avec des rêves plein la tête, et chacun se donne à fond en vue de les réaliser. Seulement, moi, je suis passé en 2è année sans véritablement fournir d'efforts."

Seul autre membre du club d'art mural aux côtés de la dénommée Mizuno, s'adonnant notamment à tout ce qui est travail du verre, Chiba est un garçon qui apparaît d'abord peu sérieux, un brin nonchalant et flemmard, un comportement cachant surtout le manque de confiance qu'a développé ce jeune homme qui, enfant, était si fier de ses talents artistiques innés. Mais même un tel talent, ça se travaille, et c'est ce qu'il a un peu oublié de faire au fil des années, si bien qu'en arrivant à l'université il a bien dû se rendre compte que beaucoup d'autres sont meilleur(e)s que lui. Toutefois, il pourrait bien retrouver une forme de motivation via sa relation naissante avec Yuka Kawashita, jolie étudiante offrant tous ses efforts dans la sculpture au point d'avoir pu obtenir une exposition de ses oeuvres. Au-delà d'une rapide petite désillusion sentimentale, une forme de saine et stimulante rivalité pourrait bien naître entre les deux jeunes gens.
Fujimoto, l'ami de toujours de Chiba, est un adepte de la peinture occidentale, et, à force de persévérance, y est devenu doué et continue d'apprendre avec intérêt. Derrière la passion et le sérieux de ce garçon se cache toutefois aussi un côté très timide et peu bavard, qui toutefois pourrait changer un peu avec la rencontre de Hikaru Yoshino, une jeune fille suivant elle aussi le même cours de peinture que lui, étant encore plus introvertie que lui, mais peut-être encore plus douée puisque sa propre exposition va bientôt commencer. Observant les singularités et qualités de cette fille, allant à son exposition, quelle relation construira-t-il avec elle ?
Enfin, Motoyoshi, adepte du nihon-ga (un mouvement artistique typiquement japonais), a un an de plus que les deux amis qu'il s'est faits en cours, et a un comportement vis-à-vis de l'art qui peut étonner: il ne s'intéresse absolument plus aux concours, poursuit son art en restant détaché de ces considérations-là, toutefois en s'interrogeant un peu sur pourquoi il continue. En réalité, il est sans doute l'un des étudiants les plus brillants de l'université, mais derrière ses talents évidents il cache aussi, peut-être, certaines douleurs...

"Même avec l'éternité devant soi, il est impossible de rivaliser avec ceux qui ont du talent !!"

Un premier garçon qui a du talent mais qui n'a pas fourni d'efforts pendant longtemps, un deuxième qui a pris soin et continue de prendre soin de son talent qu'il a développé grâce à sa passion, et un troisième qui, quelque part, n'a peut-être plus rien à prouver de son talent: Aizawa a le mérite d'installer trois personnalités aussi différentes que complémentaires au fil de ces trois premiers chapitres, et, au gré de leurs premières petites histoires et d'une narration assez introspective quand il le faut, elle sait non seulement les rendre déjà attachants (car ils ont des côtés très humains, dans leurs doutes, leurs relations, leur ressenti...), mais s'applique déjà aussi à développer à travers eux tout un propos sur l'Art, sous de nombreuses coutures. Bien sûr, il y a l'abord de nombreuses formes d'art, que ce soit en sculpture, en peinture, en verrerie ou même en laque. Mais il y a également voire surtout tout un questionnement sur le rapport des personnages à leur art et à l'Art de manière générale. La question d'avoir un talent inné ou non, les efforts fournis, la cruauté de ne pas voir ses efforts récompensés (que ce soit par manque de talent, ou à travers les réflexions blessantes que peuvent faire des personnes jalouses), les sentiments de rivalité positifs ou moins positifs qui peuvent naître, la stimulation, le sentiment d'accomplissement, les sentiments ou les idées que l'on peut transmettre, les raisons pouvant pousser à faire de l'art (transmettre quelque chose, transgresser des choses pour faire évoluer la société, vouloir simplement laisser une trace de son passage sur Terre...), les questions plus financières (car il peut évidemment être très dur de vivre uniquement de son art), les incertitudes d'avenir découlant de ceci, etc, etc... on pourrait continuer la liste longtemps, tant, dans les 3 chapitres de mise en place puis dans les chapitres suivants, Ikue Aizawa parvient déjà à aborder beaucoup de choses avec réussite, mais jamais de façon lourde: tout découle naturellement dans son récit, souvent au gré de ce que vivent ses personnages.

"Modigliani était un peintre extrêmement talentueux et malgré ça, pourquoi de son vivant personne ne reconnut son talent ? Et pourquoi sommes-nous voués à disparaître ? Moi, je voudrais vivre pour l'éternité."

Bien sûr, la vie quotidienne et humaine dans cette école est également bien présente, Aizawa sait jouer sur des petites relations amusantes, plus complexes et fortes, tout comme elle sait évoquer efficacement des étapes évidentes et inévitables de la vie étudiante, comme la fin de formation et les adieux à un "senpai". Et une profonde humanité transpire déjà de ces différents visages, dans leurs doutes bien sûr, mais aussi dans leurs personnalités ayant autant de qualités que de défauts, ou tout simplement dans ce qu'ils ont pu vivre. Sur ce dernier point, un personnage en particulier se détache: Motoyoshi, qui n'est pas devenu ce qu'il est devenu par hasard, de par certaines épreuves très difficiles qu'il a traversées, des épreuves liées à une triste réalité: l'après drame de mars 2011. Ce n'est effectivement pas pour rien que l'autrice a choisi d'ancrer son récit dans le nord-est du Japon. Ce drame fait bel et bien partie de la vie des personnages et en particulier de "Mo", Ikue Aizawa ancre ainsi bel et bien son récit dans le réel, ce qui ne fait que rendre ses héros encore plus vrais.

Pour porter ce récit sur l'Art, il était préférable d'avoir une patte visuelle réellement artistique, et de ce côté-là la mangaka bluffe, tant, pour une première oeuvre, elle développe un style bien à elle, riche, et maîtrisé dans son genre. On sent bien d'éventuelles influences par-ci par-là: certains angles, visages et petites métaphores visuelles rappellent Taiyou Matsumoto (en particulier le Matsumoto de Sunny), le visage apeuré en haut de la p119 a des airs de Junji Itô... Mais ce qui caractérise le plus Aizawa ici, c'est bien le développement d'une patte qui lui est propre et qui se veut généreuse. En particulier, ses cases ne sont jamais vides, ses décors sont omniprésents, elle semble presque tout dessiner à la main, y compris les remplissages où elle évite toujours les trames classiques pour plutôt griffonner, hachurer, etc... Ca ne plaira pas forcément à tout le monde vu que son style est bien à elle, mais dans tous les cas c'est véritablement foisonnant, sincère et donc captivant à décortiquer des yeux si l'on se laisse happer.

Forcément, qui dit première publication d'un éditeur dit première occasion de "tâter" les qualités éditoriales, et de ce côté-là naBan offre une copie on ne peut plus satisfaisante. Le choix d'offrir un grand format a ici son sens, au vu du style riche d'Aizawa. Au-delà de ça, on a, à l'extérieur, une jaquette soignée, colorée et proche de l'originale japonaise. A l'intérieur, le papier est souple et satisfaisant malgré une très légère transparence (c'est vraiment pour chipoter), l'impression est bonne en évitant tout moirage et en ne laissant pas l'encre baver, les choix de police sont soignés autant pour les textes que pour les (assez rares) onomatopées... Enfin, la traduction de Pierre Sarot, malgré de très rares petites coquilles de relecture (peut-être 3-4, ça arrive partout), a quelque chose de très emballant, de par son côté "parlé" assez naturel, jamais trop pompeux et collant bien au récit. En somme, on a droit à une première publication soignée et attentive, qui sert bien l'oeuvre.

Publier un manga comme Demande à Modigliani! en guise de première oeuvre est sans doute un petit pari pour les éditions naBan, et il n'y a plus qu'à espérer que ce pari soit gagnant, tant ce premier volume regorge de qualités, que ce soit dans sa patte visuelle, ou dans ses traitements riches et réussis de ses différents thèmes artistiques et humains. Une lecture belle et attachante, à essayer assurément, et qui n'augure que du bon pour la suite.
   

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16.75 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs