Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 23 Octobre 2023
Le triste destin de Ryôichi Ikegami chez nous semble rompu ! Depuis l'année dernière, le mangaka au style profond a retrouvé une certaine justice du côté de la France, notamment par la parution de Trillion Game et de la réédition de Sanctuary chez Glénat. L'éditeur semble d'ailleurs vouloir confirmer le maître comme l'un des porte-étendards de sa collection seinen du moment, que ce soit par sa venue au Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême en janvier 2023, ou encore par le retour de l'un de ses titres les plus acclamés : Crying Freeman.
Un retour, oui. Car comme Sanctuary, le manga fut d'abord introduit au milieu des années 90 par les éditions Glénat, via une parution qui tourna court. Et tout comme Sanctuary, Kabuto proposa le manga au cœur des années 2000, avant de mettre la clé sous la porte, rendant de nouveau indisponible l'œuvre dans nos contrées. La chanson se répète, Glénat ayant de nouveau récupéré les droits et visant une publication en 5 tomes, dans un format "perfect" afin de créer une homogénéité vis-à-vis de la série précédente.
Né en 1986 dans les pages du magazine Big Comic Spirits de l'éditeur japonais Shôgakukan, Crying Freeman marque la collaboration de Ryôichi Ikegami avec un grand scénariste du manga, Kazuo Koike, aussi auteur de Lady Snowblood et de Lone Wolf & Cub. Un maître du manga dit "gekiga" donc, aux côtés d'un dessinateur qui a cristallisé une réputation similaire.
Si Crying Freeman est un titre qui parle, c'est aussi par ses adaptations. En 1988, une série de 6 OVA est produite par le studio Toei Animation, sous la direction de grands noms tels que Nobutaka Nishizawa, Daisuke Nishio ou encore Shigeyasu Yamauchi. Le grand public, lui, pense peut-être davantage au film en prise de vue réelle éponyme réalisée par Christophe Gans en 1995, six petites années avant Le Pacte des Loups.
La série de Koike et Ikegami narre l'histoire de Yo Hinamura, un artiste qui exerce aujourd'hui la profession de tueur pour le clan des 108 Dragons de la mafia chinoise. Aussi beau qu’habile, sa réputation le précède, et on dit notamment de l'assassin qu'il a pour particularité de pleurer lorsqu'il ôte une vie. Emu Hino, une jeune femme peintre, a croisé la route de ce "Crying Freeman", quand celui-ci exécutait l'une de ses missions. Pour avoir vu son visage et découvert son nom, Emu est aussi épris de lui qu'elle redoute le jour où le tueur viendra la tuer pour avoir appris son identité. Ce jour finira par arriver inéluctablement, tandis que Yo va se mettre à dos la mafia japonaise...
La réédition de Crying Freeman chez Glénat nous permet de découvrir ou redécouvrir un manga un poil antérieur à Sanctuary, lancé quatre petites années plus tôt au Japon. Une chronologie qui a son importance tant le style du mangaka s'est affiné entre les deux œuvres, l'esthétique de Crying Freeman ayant donc un cachet moins précis quand bien même Ikegami montrait déjà une maîtrise de sa narration.
Là où Sanctuary jouait dans le thriller politique, le présent manga embrasse totalement le genre mafieux, un récit noir dans lequel nous suivons un homme devenu tueur malgré lui. Véritable introduction, ce premier volume offre une approche bien maligne, présentant d'abord Yo comme un danger pour la belle Emu, avant que leurs retrouvailles amorcent quelque chose de plus émotionnellement, tout en enclenchant une intrigue qui s'enrichira en dévoilant le passé surprenant du tueur.
Il y a alors quelque chose de touchant dans ce début d'œuvre, tant la grande partie des éléments narratifs passent par la relation que nouent les deux personnages, une pure idylle amoureuse presque digne du conte de fées, le prince charmant étant simplement troqué contre un membre de la mafia chinoise. Selon chacun, ce tome de départ peut aussi bien être considéré comme un récit d'action à suspense que comme une touchante histoire sentimentale, celle de deux êtres bien opposés, et d'une belle éprise d'un homme sensible frappé par une véritable malédiction.
Dans ce cocktail, les auteurs explorent une lutte entre les clans, ici symbolisée par la vie de tous les jours de l'homme surnommé Crying Freeman, une existence qui s'apparente davantage à de la survie. Tout le long de l'opus, on découvre ce protagoniste et ses motivations, tant de points qui viennent créer de la surprise dans ce scénario. Au fil de la lecture, nos propres attentes sont même amenées à changer : plutôt que lire le titre pour découvrir les combats de Yo, c'est la question de sa libération qui se pose, dans un cadre mafieux marqué d'une certaine splendeur tant le clan des 108 Dragons a quelque chose de gracieux, bien que totalement effrayant.
Et si l'ensemble est aussi réussi, c'est aussi par la narration de Ryôichi Ikegami. En 1986, quelque temps avant Sanctuary, sa manière de conter des récits à suspense était déjà impeccable. Ses cases s'enchainent sur un rythme mené d'une main de maître, tandis que son style embrassait déjà une forme de réalisme qui donne à Crying Freeman ses tons noirs et glamour, selon les penchants de la scène. Particulièrement friand de belles femmes et de jolis garçons virils dans un cadre très romancé, voir stéréotypé, son art résonne de manière nostalgique aujourd'hui, époque où les standards ont évolué. Et paradoxalement, le manga en devient rafraichissant, d'où la nécessité de faire cohabiter récits modernes et œuvres de patrimoine sur le marché français.
Alors, ce premier volume se savoure d'une traite tant l'action nous emballe, tandis que les histoires touchantes de Yo et d'Emu, notamment leur histoire d'amour, nous touche à plusieurs reprises. Le tout étant marqué par le trait d'Ikegami, les amateurs de récits mafieux et d'esthétiques vintage profiteront autant de ce Crying Freeman que de Sanctuary. Quel plaisir de voir le mangaka profiter d'une telle remise en avant chez nous !
Côté édition, Glénat livre un travail calqué sur Sanctuary. Dans un format perfect plutôt épais, l'ouvrage souple offre une qualité de papier et d'encrage satisfaisante, tandis que le tome accueille les pages couleur bichromiques de la prépublication. Signée Djamel Rabahi, la traduction semble sans fausse note, tant son ton est adéquat à toute la sensibilité et à la noirceur de l'œuvre.