Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 10 Octobre 2022
Autrice poursuivant à rythme assez lent sa carrière avec une poignée de titres généralement courts depuis ses débuts en 2008, Ebishi Maki n'en reste pas moins une mangaka très intéressante, jonglant entre différents genres et ayant développé une patte visuelle assez reconnaissable au fil des années. En France, nous l'avons découverte seulement cette année, sa première publication dans notre langue s'étant faite en mars-avril derniers chez Glénat avec la très bonne série en trois volumes Le Livre des sorcières, un récit à tendance historique narrant à sa manière le parcours de Jean Wier, médecin et opposant à la Chasse aux sorcières au 16e siècle. Et dans la foulée, au mois de juin, ce sont les éditions Hana qui nous ont proposé de découvrir une autre facette de la mangaka avec La Couleur de l'eau, une oeuvre d'environ 290 pages qu'elle a commencée en 2012 dans les pages du magazine Craft de l'éditeur Taiyô Tosho, et dont l'unique volume est ensuite sortir en décembre 2015 sous le titre Miru no Iro (dont le nom français est une traduction littérale). Notons que même s'il est paru dans un magazine étiqueté Yaoi, ce manga fait partie de ces BL totalement accessibles: si son univers est dur, il ne comporte aucune scène de sexe, et mise clairement sur son scénario ainsi que sur son univers.
Cet univers, il s'agit de celui de Paradis, une ville appelée ainsi car elle accueille tout le monde, y compris les reclus, et forcément les bandits. Au fil du temps, cette cité est devenue un lieu sans foi ni loi, où tout est possible, généralement dans le pire. C'est dans ce cadre que vit Lithia, un enfant amnésique qui a été recueilli par Setsu. Setsu peut avoir des côtés résolument étranges voire inquiétants: il est tueur, son corps est couvert de cicatrices, il habille toujours Lithia en rouge comme une sorte d'obsession mystérieuse... mais d'un autre côté, Setsu est aussi capable d'une sensibilité désarmante, en se montrant très gentil, en semblant pouvoir fondre en larmes à tout moment même quand il rit, et en s'étant promis de toujours protéger ce jeune garçon des affres de Paradis, comme si Lithia avait une importance capitale pour lui...
Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'Ebishi Maki excelle pour poser d'emblée une atmosphère dure, douce-amère et dramatique autour de ce binôme peu commun, entre ce tueur au spleen prononcé et aux actes mystérieux (par exemple, pourquoi habille-t-il toujours Lithia en rouge ?), et ce gamin amnésique qui ne eut compter que sur la protection de Setsu mais qui sent en permanence qu'il y a un malaise. Et cette ambiance, l'autrice ne cessera de particulièrement bien la renforcer à travers son travail visuel assez intense dans son genre, notamment car ses designs se prêtent bien à l'ensemble et parce qu'il y a un petit paquet de trouvailles graphiques: les décors photoréalistes et immersifs de la ville tout en contrastes blanc/noir, les fonds noirs isolant parfois les héros pour souligner leur part de solitude, les découpages qui deviennent moins classiques comme s'il se fissuraient quand arrivent certaines révélations ou moments psychologiquement difficiles pour les personnages...
Bref, ce bon travail visuel de chaque instant nous immerge fort bien dans une intrigue qui prend raidement un virage important quand entre en scène Romanée, un homme qui semble connaître le passé de Setsu et qui va bousculer à tout jamais la vie ensemble du binôme principal, au fil d'un récit qui sera en réalité loin de se limiter au cadre de la cité de Paradis. A partir de là, il est très difficile de l'histoire sans spoiler, alors signalons simplement qu'au fil des chapitres, l'autrice jouera sur différentes époques pour, à l'arrivée, expliquer tout ce qu'il faut sur ses personnages, sur leur parcours, sur les événements tragiques et psychologiquement durs qui ont pu les conditionner... La mangaka répond à tout avec logique et surtout avec une certaine puissance dans les tiraillements de ses héros. Et cela, même si l'on aurait éventuellement aimé une conclusion un peu plus nette.
Le cas de cette fin pouvant diviser n'est toutefois qu'un "problème" mineur face aux qualités de ce récit très bien mené, suffisamment complexes dans ses portraits psychologiques et riche dans son background, et porté par une excellente patte graphique. Il s'agit d'une très bonne trouvaille de la part des éditions Hana, d'autant plus que la qualité éditoriale est là avec une belle jaquette épurée et proche de l'originale japonaise, une première page en couleurs sur papier glacé, un papier assez épais permettant une bonne impression, un lettrage soigné, et une traduction des plus convaincante de la part d'Angélique Mariet.