Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 17 Mars 2025
Découverte en France en 2019-2020 avec la très intéressante et originale série en cinq tomes Kanon au bout du monde (que l'on vous conseille vivement), la mangaka Kyo Yoneshiro est de retour aux éditions Akata en ce mois de mars 2025 avec sa dernière série en date: Comment en finir avec son Ex. De son nom original "Oujougiwa no Imi wo Shire!" (que l'on pourrait traduire approximativement par "Apprenez la signification d’abandonner !" ), cette oeuvre achevée en huit volume a initialement été prépubliée au Japon entre février 2020 et l'été 2023 dans le très bon Big Comic Spirits, magazine seinen phare des éditions Shôgakukan ayant accueilli un paquet d'oeuvres et auteurs réputés comme 20th Century Boys de Naoki Urasawa, Amer Béton de Taiyou Matsumoto, Bonne nuit Punpun d'Inio Asano, Hirayasumi de Keigo Shinzo ou encore Ao Ashi de Yugo Kobayashi, pour n'en citer que quelques-uns.
Dans cette série, on commence par découvrir un homme de 29 ans au fond du trou en la personne de Kairo Ichimatsu. Autrefois jeune cinéaste prometteur, il est resté coincé dans le passé depuis sept ans et ce jour fatidique où sa petite amie Hiyori Kusakabe l'a soudainement largué sans émotion, après seulement un mois d'une relation platonique, et alors qu'il avait pris soin de développer son amour pour elle pendant trois années auparavant. Kairo aimait tant Hiyori qu'il avait même fait d'elle l'héroïne de son premier film "Soumission", qui avait rencontré un joli succès. Mais depuis, il est devenu incapable de toucher une caméra et se contente, jour après jour, de ressasser son amour infini pour la jeune femme qui a disparu de sa vie du jour au lendemain sans plus jamais donner de nouvelles. Dans son petit studio qu'il n'a jamais quitté depuis l'époque où il était étudiant (car il garde toujours l'espoir qu'un jour, Hiyori réapparaisse), il a installé une sorte de petite autel orné de photos de sa bien-aimée, repasse en boucle son film dont elle était l'héroïne, relit encore et encore les mangas de sa mère Yuki Kusakabe... bref, il se raccroche encore et encore à cet amour perdu, quand bien même ses potes le poussent à enfin passer à autre chose.
La situation aurait pu rester éternellement ainsi... si, un beau, un orage n'avait pas fait flamber le studio de Kairo, le jeune homme perdant soudainement quasiment tout ce qui le rattachait encore à Hiyori. Se sentant vide, il songe alors à en finir avec la vie, et c'est précisément quand il s'apprête à passer à l'acte que l'appel téléphonique tant attendu depuis sept ans a lieu: à l'autre bout du fil, il y a la voix de Hiyori, lui disant qu'elle a version de le revoir. Et quand Kairo revoit enfin celle qu'il aime tant, il est d'abord aux anges: Hiyori affirme qu'elle veut un enfant de lui et qu'il filme sa grossesse pour en faire un long-métrage ! Dans la foulée, le jeune homme, heureux, lui propose immédiatement de se marier... avant de tomber de haut: Hiyori ne compte aucunement l'épouser, passer à l'acte avec lui ou fonder une famille: tout ce qu'elle veut, c'est que Kairo lui donne sa semence dans un pot, pour qu'elle l'insémine ensuite sans acte sexuel.
Déroutant: tel est le premier mot qui peut venir à l'esprit lors de la lecture de ce premier volume, ne serait-ce que pour son pitch de base où les deux personnages principaux ont, à tour de rôle, quelque chose de déstabilisant, tant leur ambivalence et leur mystère font qu'on ne sait pas sur quel pied danser avec eux.
Bien sûr, le cas de Kairo est le plus prégnant, puisque pour l'instant toute la narration passe à travers lui et ses pensées. On découvre un homme qui peut d'abord apparaître étrange voire inquiétant dans la manière dont il s'accroche, depuis sept ans, à une ex avec qui il n'a finalement eu une relation platonique que pendant un mois, quand bien même il a auparavant pris soin de développer ses sentiments pour elle pendant trois années. Avec l'autel dédié à Hiyori dans son studio et sa façon de revoir en boucle son film, son amour a plutôt des allures de totale obsession et sans doute d'idéalisation. Mais d'un autre côté, cet homme apparaît par moments assez touchant, car a priori il ne pense aucunement à mal : il n'a visiblement jamais cherché à retrouver la trace de sa bien-aimée en n'étant donc pas tombé dans le stalking, a conscience qu'il enjolive sûrement ses souvenirs de Hiyori, souhaite simplement qu'elle soit heureuse aujourd'hui... Bref, l'ambiguïté du bonhomme est très forte dès les premières dizaines de pages, et cela ne s'arrêtera jamais vraiment par la suite où, de temps à autre, on sent qu'il y a autre chose de malaisant chez lui, via des petites phrases subtilement lâchées, comme quand il pense que la jeune femme l'a autrefois mené par le bout du nez, ou quand il se met en tête qu'il doit prendre ses retrouvailles avec Hiyori comme un match retour au bout duquel il espère bien la faire sienne, se rendre indispensable à ses yeux. Bref, l'ambiguïté autour de Kairo est soigneusement installée pour déstabiliser le lectorat, d'autant plus qu'il faut bien avoir conscience d'une chose: pour l'instant on ne connaît que le point de vue de Kairo car on ne suit uniquement que ses pensées, tandis que le vrai fond de Hiyori reste totalement opaque.
En effet, jusque dans ses expressions faciales semblant constamment afficher un simple sourire de façade sans réelle émotion, c'est un véritable voile de mystère qui entoure la jeune femme et ses intentions exactes à travers son retour dans la vie de Kairo et l'étrange demande qu'elle lui fait. D'un bout à l'autre du tome puisque l'on ne suit jamais ses pensées, Hiyori reste insondable... du moins, avant que la toute dernière page ne semble poser une première révélation (du moins si l'on se fie à ce que dit Kairo). A partir de là, des questions surgissent tout naturellement autour de ce qui s'est réellement passé entre les deux personnages principaux autrefois, et on se plaît déjà à se faire diverses hypothèses stimulantes à travers différents détails méticuleusement évoqués par la mangaka (en tête, le fait que Hiyori a deux soeurs qui étaient à première vue aussi envoûtantes qu'elle autrefois, ou encore le titre "Soumission" qui laisse interrogateur quant au contenu exact du film où Kairo avait fait de Hiyori sa muse...).
A l'arrivée, à condition d'adhérer à son atmosphère un peu glauque, on a affaire à un premier tome très intrigant. Il ne s'agit là que d'un volume d'introduction assez déroutant et sur lequel il est difficile de poser un avis à peu près définitif, mais à travers celui-ci on sent déjà que la mangaka nous réservera des surprises et aura un paquet de choses à aborder. Affaire à suivre de très près, donc !
Enfin, quelques mots sur l'édition française qui est très soignée, en particulier au niveau de la traduction où Yohan Leclerc fait des merveilles pour souligner toute l'ambivalence des personnages, en particulier quand Kairo lâche ses petites pensées plus malaisantes. Soulignons également la jaquette soigneusement adaptée de l'originale nippone avec un visuel recentré et un logo-titre bien élaboré par Tom "spAde" Bertrand, un lettrage très propre de Guillaume Marka, et une qualité d'impression convaincante sur un papier à la fois souple et opaque.