Barbara - L’entre-deux-mondes Vol.1 - Manga

Barbara - L’entre-deux-mondes Vol.1 : Critiques

Barbara Ikai

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 02 Février 2024

Depuis l'année dernière, les éditions Akata ont entrepris de mieux faire découvrir en France la riche bibliographie de l'immense Moto Hagio, autrice essentielle de l'Histoire du manga qui, jusque-là, n'était clairement pas assez visible dans notre pays au vu de l'importance de sa carrière. Cette mise en avant d'Akata a commencé il y a quelques mois avec la publication du premier volume (sur deux) du Clan des Poe, l'une des oeuvres les plus réputées (à juste titre) de l'autrice, qui a inauguré la collection Héritages de l'éditeur. Et en ce tout début d'année 2024, un véritable sommet dans cette mise en valeur de Moto Hagio a été atteint avec la tenue d'une très riche et vaste exposition au musée d'Angoulême dans le cadre du FIBD, la venue sur place de la mangaka pour des dédicaces et une passionnante masterclass, et la sortie coup sur coup de trois de ses ouvrages chez Akata: le deuxième et dernier tome du Clan des Poe, le one-shot félin Leo que Moto Hagio avait déjà elle-même proposé en auto-édition sur son propre stand en 2012 lors de Japan Expo, et l'ouvrage qui nous intéresse ici: le premier pavé de Barbara - L'entre-deux-mondes.

Oeuvre relativement récente dans la longue carrière de l'immense mangaka puisqu'elle fut initialement prépubliée au Japon entre 2002 et 2005 dans l'excellent magazine Flowers des éditions Shôgakukan, ce shôjo/josei en 4 tomes est un morceau de choix dans la bibliographie de Moto Hagio, en lui ayant permis de remporter en 2006 le Grand Prix Japonais de la Science-fiction, une récompense décernée chaque année à une oeuvre culturelle peu importe son format. Et cette récompense a fait date puisque c'était seulement la deuxième fois qu'un manga remportait le prestigieux prix, Moto Hagio ayant succédé à un certain Katsuhiro Otomo qui l'avait emporté pour Dômu - Rêves d'enfants en 1983 (oui, ça date). Pour la petite anecdote, depuis, deux autre mangas ont remporté ce prestigieux prix: en 2016 WOMBS de Yumiko Hirai (lui aussi sorti en France chez Akata), et en 2021 Le Pavillon des Hommes de Fumi Yoshinaga (édité dans notre langue par Kana).

Notons que, tout comme pour Le Clan des Poe, pour l'édition française de Barbara les éditions Akata ont choisi de compiler les quatre volumes initiaux en deux tomes doubles de presque 400 pages chacun, le tout dans le grand format typique de la collection Héritages. Et le résultat est tout à fait convaincant: la couverture conçue par Isabel Ferreira est aussi sobre qu'efficace tout en reprenant bien la charte graphique de la collection, les quelques pages en couleurs disséminées au fil des pages sont un plus vraiment sympathique, la couverture sous la jaquette a elle aussi été imprimée en couleurs en reprenant deux illustrations présentes dans le tome, le papier s'avère bien souple et léger en facilitant la prise en mains de ce beau pavé, le lettrage effectué par Elsa Pecqueur est très propre, et la traduction de l'expérimentée Miyako Slocombe (qui était déjà à l'oeuvre sur Le Clan des Poe) est impeccable.

Tout commence par une vision presque idyllique, le temps d'un premier chapitre d'une trentaine de pages: Aoba, une petite fille de 9 ans, semble couler des jours heureux sur l'île de Barbara, entourée de ses proches dont ses deux amis Taka et Païn, et vivant au quotidien des moments de joie simple, des jeux et des aventures parfois surréalistes. Il y a pourtant, sur cette île, quelques éléments inquiétants: papy-tonnerre la traite d'étrangère, la divinité locale est un éléphant tachetée qui déteste les humains et les attaque quand il en voit, il y a des rumeurs disant que des habitants mangent les enfants... Néanmoins, pas grand chose n'entache les pures visions d'innocence enfantine que dégage Aoba, comme si tout ceci n'était qu'un beau rêve. Mais justement, ne s'agirait-il pas d'un rêve ?

Dès le deuxième chapitre, une autre réalité se dessine: alors que nous sommes en 2052, dans un contexte où des tensions ont eu lieu avec les martiens entre autres choses, le dénommé Tokio Watarai est de retour au Japon, où il recroise la route de son fils Kiriya, adolescent qu'il n'a eu d'autre choix que de laisser en plan il y a plus d'une décennie pour se perfectionner dans son travail. Car notre homme a un don surprenant: il peut pénétrer dans les rêves des gens endormis, et a choisi d'exploiter ce pouvoir unique en devenant enquêteur. Appelé dans son pays natal pour une mission ne ressemblant à aucune autre, il va devoir s'immiscer dans les songes d'une jeune fille de 16 ans, plongée dans le coma depuis 7 années et refusant d'en sortir: une certaine Aoba Jûjô, qui s'imagine actuellement une vie idyllique dans ses rêves sur une île nommée Barbara. Les choses auraient pu s'arrêter là, mais rapidement des faits plus que troublants surviennent: non seulement Aoba est dans le coma depuis qu'elle a vécu, 7 ans auparavant, un effroyable et mortel drame familial à base de meurtre et de cannibalisme, mais en plus l'île imaginaire sur laquelle elle mène son quotidien idyllique a, de façon inimaginable, été créée par Kiriya pour fuir sa propre réalité. Quel lien peut-il bien y avoir entre cette jeune fille et le propre fils de Tokio ? Qu'a réellement fait Aoba sept ans auparavant ? Cette île et ses habitants sont-ils vraiment imaginaires ?

Si l'on pose ici les premières interrogations légitimes venant naturellement à l'esprit d'un lecteur averti, on ne va pas vous faire l'affront d'aller beaucoup plus loin dans l'abord de l'histoire dont il vaut mieux découvrir soi-même les nombreux rouages, tant Moto Hagio va aller de plus en plus loin dans la toile qu'elle tisse, en étant très loin de se limiter à ces quelques questions de départ. En jouant sur de nombreux personnages qui, petit à petit, trouvent chacun leur rôle, la mangaka va évoquer un paquet de sujets, à commencer bien sûr par des aspects assez personnels autour des conflits familiaux des familles Watarai et Jûjô (les querelles de famille et plus particulièrement entre parents et enfants restant un gimmick récurrent dans la bibliographie de l'autrice, celle-ci ayant elle-même été très longtemps en conflit avec sa mère qui semblait exécrer les mangas). Il sera, entre autres, question des liens entre passé et futur (les rêves semblant prendre place dans des époque révolues ou à venir), des frontières floues entre le rêve et la réalité puisque tous deux semblent s'entremêler toujours plus, de cannibalisme sordide, de quête de jeunesse éternelle, de conflits entre planètes... Moto Hagio brasse large, en proposant alors un récit complexe, rigoureux, demandant toujours d'être attentif. Et c'est là que sa narration d'autrice expérimentée fait le reste: non seulement tout apparaît toujours limpide dans les zones de mystère qui se décantent petit à petit et dans les énigmes supplémentaires qui viennent s'ajouter, mais en plus la mangaka régale dans son écriture souvent très littéraire et, d'ailleurs, parfois garnie de quelques clins d'oeil à des oeuvres de littérature ou de cinéma (une habitude chez elle).

On se laisse alors très facilement emporter par ce récit hors-normes au fil duquel Hagio, tout en s'amusant à brouiller les pistes plus d'une fois, laisse bien deviner la maîtrise de son scénario alambiqué, à travers des personnages travaillés nous laissant souvent dans le doute et des rebondissements parfois insondables qui nous bousculent comme il se doit. Est-il nécessaire de dire que l'on attendra impatiemment la deuxième moitié de cette fascinante oeuvre, pour découvrir le fin mot de tout ceci et comprendre ce qui a hissé la série au panthéon des mangas de science-fiction ?


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs