Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 03 Juin 2022
Les fans du célèbre cambrioleur attendaient sans doute ça avec impatience: le manga Arsène Lupin de Takashi Morita a fait son grand retour en France chez Kurokawa en mai, qui plus est avec de l'inédit, mais dans une nouvelle édition qui va chambouler un peu la numérotation des tomes pour celles et ceux qui avaient déjà craqué pour la précédente édition !
Le parcours de l'oeuvre au Japon a, effectivement, été un peu particulier. Une première série en 5 tomes avait vu le jour entre 2011 et 2013 sous le nom Aventurier - Shinyaku Arsène Lupin, puis une deuxième série a été lancée en 2013 sous le nom Kaitô Lupin Den - Aventurier, cette dernière se poursuivant toujours, mais à rythme lent car le mangaka est très, très méticuleux dans son adaptation des romans d'origine. Ainsi, à l'heure actuelle et depuis quelques années déjà, il planche toujours sur l'adaptation des deux romans 813, qui forment sans doute l'aventure la plus ambitieuse d'Arsène Lupin, en plus d'être assurément l'une des plus sombres. Suite à une volonté de Takashi Morita d'être le plus pointu possible dans sa chronologie des aventures de Lupin, mais aussi de pouvoir poursuivre méticuleusement (ce qui demande forcément beaucoup de temps) son adaptation sans que cela nuise aux magazines de prépublication qui accueillirent initialement son oeuvre, le mangaka a alors fait le choix, en 2018, de s'entourer d'un groupement de personnes (des fans, des vétérans de l'industrie du manga croyant au projet...) sous le nom de "Projet de résurrection de l'empire d'Arsène Lupin", pour republier l'intégralité de ses deux mangas en un seul, et uniquement au format numérique au Japon, tout en poursuivant ses efforts pour continuer de plancher sur la suite dans ses adaptations fidèles (en travaillant toujours sur 813 actuellement, donc).
En France, Kurokawa édita d'abord, entre 2015 et 2017, la deuxième série, qui comptait alors 5 volumes et s'achevait sur l'adaptation du roman culte L'Aiguille Creuse. Mais pour pouvoir reprendre la publication française avec l'intégralité des volumes, l'éditeur a désormais dû se calquer sur la nouvelle édition japonaise. Ainsi, les 5 premiers tomes de cette nouvelle édition correspondront aux 5 volumes de la première série (soit les tomes qui étaient inédits en France à ce jour), et les volumes 6 à 10 seront donc la réédition des 5 tomes déjà parus en France.
Pour le premier joli petit pavé de 250 pages (jusque-là inédit en France, si vous avez bien tout suivi) de cette nouvelle édition, Takashi Morita, après nous avoir offert une fort belle introduction de 10 pages entièrement en couleurs pour poser un peu le contexte et l'époque, débute fort logiquement les festivités en entamant l'adaptation des tous premiers récits des aventures de Lupin, écrits par Maurice Leblanc en 1905, se déroulant en 1899, et qui occupent les pages d'Arsène Lupin, gentleman cambrioleur, le tout premier livre de la saga qui est lui aussi initialement sorti en 1905. Tandis que le roman se compose de 9 nouvelles, ce premier volume adapte les 4 premières d'entre elles, tandis que les volumes 2 et 3 du manga se consacreront aux 5 dernières.
En plus de la logique de commencer l'adaptation manga avec le premier roman, Takashi Morita fait preuve ici de la même intelligence que Maurice Leblanc puisque ces 4 premiers récits, en plus de se suivre de très près chronologiquement (chaque nouvelle étant la conséquence directe de la précédente), constituent une porte d'entrée idéale, tant ils installent d'emblée nombre des différentes facette d'Arsène Lupin... à commencer par une certaine audace puisque la toute première nouvelle du célèbre cambrioleur se consacre à... son arrestation ! Mais même arrêté dans la nouvelle "L'arrestation d'Arsène Lupin", le délicieux bandit ne va pas arrêter ses frasques pour autant, en organisant minutieusement tout un vol à distance dans "Arsène Lupin en prison", en orchestrant malicieusement sa fuite dans "L'évasion d'Arsène Lupin", puis en prenant le temps, alors qu'il est en cavale, de secourir les victimes d'un autre malfrat bien plus brutal que lui dans "Le mystérieux voyageur".
En plus de proposer une narration très maligne au vu de la place qu'y occupe la cambrioleur (une belle ruse narrative qui fut largement réexploitée au fil des décennies dans les récits policiers et d'enquête, mais dont Maurice Leblanc reste l'un des principaux initiateurs), "L'arrestation d'Arsène Lupin" s'applique également non seulement à installer l'homme qui sera son éternel poursuivant en la personne de l'inspecteur Ganimard (avec qui Lupin s'amuse la plupart du temps, façon Lupin III avec Zenigata quelque part), mais aussi à déjà faire ressortir les talents de notre héros pour changer d'identité et se déguiser, et à souligner nombre de ses traits de caractère qui le rendent si truculent, entre son côté artiste et esthète dans ses méfaits, son sens de l'humour en provoquant ou en tournant en dérision ses adversaires, et bien sûr ses côtés plus romantiques avec la présence féminine de la dénommée Nelly dans ce premier récit. Et la suite n'est pas en reste: "Arsène Lupin en prison" impose encore plus toute son ingéniosité avec un plan soigneusement préparé et où on comprend bien qu'il arrive à ses fins moins en jouant sur son physique qu'en s'immisçant dans les failles psychologiques de ses victimes en anticipant leurs réactions. Qui plus est, l'affaire met en place le fait qu'il n'agit pas seul (retenons notamment la fameuse Victoire, une femme importante dans sa vie et qui aura encore un rôle dans plusieurs de ses aventures), et installe deux grandes marques de fabrique du gentleman-cambrioleur: envoyer des cartes d'avertissement sur les larcins qu'il va commettre (ce qui a ici une réelle utilité pour enclencher les failles psychologique de sa cible) et signer ses vols, deux choses qui, là aussi, deviendront par la suite des gimmicks classiques des récits policiers et d'enquête. Quant à "L'évasion d'Arsène Lupin", on y trouve encore cette ingéniosité, ce sens du changement d'identité avec des déguisement méticuleusement étudiés et, plus encore, cette part d'audace folle et de gaieté qui fait souvent le charme de Lupin, tandis que la scène du procès laisse entrevoir de possibles informations sur son parcours avant de devenir le célèbre voleur, parcours qui lui a donné l'occasion de s'initier à beaucoup de choses. Enfin, "Le mystérieux voyageur" permet de bien comprendre que si Arsène Lupin est un voleur, il n'est pas pour autant une brute ou un sans-coeur: il préfère largement utiliser son éloquence pour se sortir de situations dingues (il faut le voir se faire passer pour un autre et faire croire qu'il traque Arsène Lupin pour coopérer avec la police sans qu'elle se doute de quoi que ce soit), et a son sens de la justice en prenant soin de punir ceux qui vont trop loin (notamment les tueurs, car Lupin, lui, ne tue pas, en tout cas pas pendant la première période de ses aventures) et de "récompenser" les personnes qui l'aident de quelque manière que ce soit.
Sur le plan visuel, si l'on sent que le mangaka tâtonne par moment dans ce début de série (certains designs restent un peu irréguliers), l'ensemble est déjà très prometteur, en particulier grâce à des choix d'angles et à des découpages qui cherchent à être plein d'impact quand il le faut. De plus, Morita s'applique bien sur les décors et sur les nombreux éléments d'époque, que ce soit les bâtisses, les véhicules, les vêtements, ou même l'appareil-photo (alors à la pointe à cette époque) qu'utilise d'Andrésy dans le premier récit. De ce côté-là, on sent une vraie rigueur de la part du mangaka, afin de bien souligner l'aspect historique du cadre.
A l'arrivée, tout le charme des récits d'origine (que l'auteur de cette chronique, fan des romans de Maurice Leblanc depuis le collège, a déjà lus plusieurs fois) se retrouve bien dans cette version manga où Morita, minutieux et lui-même passionné, a tout compris du personnage et de l'attrait que suscitent ses aventures. Une excellente mise en bouche, qui nous promet du très bon pour la suite.
Quant à l'édition française, en plus des pages en couleurs déjà évoquées précédemment, elle bénéficie d'une jaquette sobre et soignée, d'une bonne qualité de papier et d'impression, d'un lettrage tout à fait convaincant de la part de San-G, et d'une traduction très propre et fidèle aux romans de la part de Fabien Nabhan, traducteur qui était déjà à l'oeuvre sur les 5 tomes de la première édition française. Enfin, soulignons les différents bonus écrits par Morita, auteur décidément passionné: chaque fin de récit est ponctuée d'un petit mot de sa part où il livre sa vision des choses, les raisons pour lesquelles il aime ces histoires, et ce qui fait selon lui les spécificités et le charme de chacune d'entre elles. Quant à la fin du tome, elle est dotée de deux pages bonus où le mangaka revient un peu sur le cadre historique de la Belle Epoque (entre autres), puis d'un petit texte où il explique la démarche autour de la nouvelle édition de son manga.