TRUC Diane - Actualité manga

Interview de l'auteur

Publiée le Samedi, 26 Août 2023

Médium d'origine coréenne, le webtoon s'est largement démocratisé dans le monde entier, si bien que de nombreux auteurs occidentaux s'y sont mis. D'abord destiné à une lecture en défilement vertical, de haut en bas, sur les appareils de type smartphones et tablettes, le webtoon s'est émancipé vers le format papier. Une pratique qui n'a rien d'exclusif à notre territoire puisque, même en Corée, plusieurs séries sont portées en physique. Chez nous, l'engouement est tel qu'il est maintenant aisé de retrouver l'une de ces œuvres en tant que livre dans une librairie.


Dans cet univers, Colossale a une place toute particulière. Série française publiée dès 2020 sur la plateforme Webtoon, signée Rutile au scénario et Diane Truc au dessin, la série est vite devenue la référence de la création webtoon française, avec pas moins de 6 millions de lectures enregistrées. Sa sortie physique était forcément attendue, et celle-ci a eu lieu dès janvier 2023 chez l'éditeur Jungle. Une parution qui se fait en deux formats : une édition classique, et une version collector au format rigide et agrémentée de suppléments.



Depuis, les deux artistes auteures que sont Rutile et Diane Truc écument les événements et les salons. C'est lors du Festival International de la Bande Dessinée d'Angoulême, en janvier dernier, que nous avons eu le plaisir de les rencontrer. La sortie du troisième opus en version physique était le moment idéal pour vous faire partager cette rencontre.


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Avant d'aborder Colossale, pouvez-vous évoquer votre rencontre ? Comment vous en êtes venues à former un binôme ?

Diane Truc : C’était en 2016, quand j’étais en troisième année d'étude aux Gobelins. Je reçois un mail qui me dit “Bonjour j’aime beaucoup ce que tu fais, il faut qu'on se rencontre”. C’était Rutile qui avait trouvé mon travail via Tumblr.Elle était sur un projet de bande dessinée et me voulait au dessin. Il s'agissait d'une autre série que Colossale.




Rutile : Le projet concernait plutôt de la BD papier. Mais dans la foulée, en 2016, on découvre le webtoon en tant que média. C'est là qu'on décide de se lancer.


On a participé à un appel à projets qui n'a pas abouti, mais ça nous a permis d’appréhender le genre et de nous lancer sur une première œuvre. On trouvait le format très rigolo ! On en vient ensuite à 2020, le premier concours de la plateforme Webtoon où Diane participe avec trois chapitres en catégorie comédie... et elle gagne ! Avec ce prix, le contrat de publication a été lancé, et nous avons été payées au chapitre pour publier Colossale sur la plateforme


Ces trois chapitres constituaient-ils le prototype de Colossale ?




Diane : Oui !




Rutile : Ce sont ceux qui sont dans la version physique. Les trois premiers chapitres de Colossale correspondent à ce qu’on avait proposé au concours.



Comment s’est déroulée la suite de création de Colossale ?




Diane : Difficilement, Dans la sueur ! (rires)




Rutile : Oh, pas si difficilement, parce nous sommes allées très vite, tout de même.




Diane : Je pense qu’on a eu une force de frappe assez forte. Le webtoon c’est une publication hebdomadaire, c'est un rythme extrêmement difficile à tenir. On s'est réunies une première fois pour établir les grandes lignes de l’histoire : le début, la fin et les grands axes de la série. Puis, petit à petit, tous les dix épisodes à peu près, on se réunissait de nouveau pour préciser certains points de l’histoire, afin de détailler celle-ci. C'était vraiment pas à pas. Le lundi, on commençait à travailler le chapitre qui devait sortir le dimanche. À partir de l'épisode 12 environ, nous étions vraiment en flux tendu. Je commençais à dessiner le lundi, je passais au clean le mercredi, et l'épisode devait être bouclé le samedi. J’avais une assistante pour la couleur.




Rutile : Ça correspond à une quinzaine de pages à chaque fois. Nous avons procédé par chapitres de 70 à 80 cases. Si on compte à peu près 5 à 6 cases par pages, je pense qu'on était à une douzaine de pages par chapitre. C'est un peu similaire à la cadence des mangaka, c'est un rythme complètement japonais.



Quelles sont vos influences en terme de manga, de bande-dessinée, voire de webtoon ?




Diane : En webtoon, je n'ai aucune influence (rires).
Je n'en lisais presque pas avant de démarrer dans ce format. Le seul titre que j'avais lu était “Le choix de Pandora”, que j’estime toujours être le meilleur webtoon que je connaisse à ce jour. Mais le webtoon ne m'a pas inspirée. Comme je viens du monde de l'animation, le cinéma a été une très grosse part de mon influence. Je visualise vraiment le webtoon comme un film.
Concernant la BD, je suis tombée dedans étant petite. J'ai d'abord connu les BD de mon père puis, à partir de l'école primaire, j'ai découvert le manga, en débutant avec Dragon Ball. En bande dessinée, Gotlib fait partie des auteurs qui m’ont le plus influencée. En manga, c’est Hiromu Arakawa, car FullMetal Alchemist a changé ma vie (rires). J'ai d'abord connu l’œuvre via sa première adaptation animée, sur Canal+. J'ai ensuite suivi le manga pendant sa sortie, jusqu'aux années 2010.


Rutile : Pour ma part, j’ai grandi sur l’Île Maurice. Je lisais Mickey Parade ainsi que les classiques comme Astérix et Tintin. Quand je suis arrivée en France pour mes études, j’ai découvert Alan Moore et les Watchmen, ce qui a été un tremblement de terre pour moi. C'est ce qui m’a donné envie de devenir scénariste. D'ailleurs, Moore reste parmi mes influences principales. Mais mon mentor absolu, c’est Yoshihiro Togashi, pour Hunter X Hunter. Je l’ai découvert lors de mes 15 ans, et il reste une de mes influences majeures. Togashi a un côté généreux et lucide dans sa manière d'aborder le manga, ainsi que le côté très plastique de son style qui démontre une certaine souplesse à la fois dans la structure -dans l'enchaînement des arcs notamment- mais aussi dans sa manière de se faire plaisir. Quand il prend une direction scénaristique, on sent que c'est parce qu'il a envie d'y aller. De mon côté, je suis vraiment prête à le suivre dans toutes ses élucubrations, et je dois faire partie des rares personnes en France qui aiment bien Level E. Togashi, c’est comme Manu Chao qui disait qu'avec une chanson de la Mano Negra, il pouvait sortir trois albums. De son côté, le mangaka sort des concepts qui pourraient faire une série entière. Certains auteurs trouvent des idées et s’y accrochent mordicus. Togashi, lui, s’amuse avec toutes ces trouvailles.





Le webtoon un format de BD très particulier, très épuré, et tout en couleur par rapport au manga. D'abord numérique, il se lit à la verticale sur un appareil type smartphone et tablette. Dans l’écriture comme dans la mise en dessin, est-ce un format qui vous a posé des difficultés ?



Diane Truc : Au contraire, le webtoon apporte des libertés. En tant que dessinatrice, j'ai découvert un médium qui me laissait des permissions de dessin absolument incroyables, au lieu de me bloquer sur une page qui a des limites dans tous les sens. Un album a une forme, une page a une fin, une bande a une fin, ce qui fait qu'on est vraiment très étriqué dans une page de bande dessinée. De base, j'aime faire de la BD. Mais il est vrai qu'avec le webtoon, j'ai découvert un format très libérateur, qui me plait énormément, et où je peux faire voler les éléments comme je veux.



Rutile : Ce qui est intéressant avec l'adaptation graphique pour le format papier, c'est qu'on redécouvre la notion de case. On est obligé de respecter les unités de page et de bande, et c'est quelque chose d'important en bande dessinée. Une page de BD est une unité, tout comme il y a des unités narratives au sein d'un webtoon, qui reste de la bande dessinée. Mais comme c'est une lecture continue en numérique, la seule véritable unité est celle de l'épisode. Il y a aussi la notion de scène qui a un côté très cinématographique, avec des changements de décor par exemple. L'écriture se pense-t-elle aussi en épisodes. Si on parle de chapitres dans la version papier, la version webtoon renvoie aux feuilletons du XIXe siècle, dans lesquels nous parlions aussi d'épisodes.



L'importance de l'exercice vient finalement de la manière dont le lecteur appréhende le récit. Il faut qu'il en retire de la satisfaction et qu'il finisse un chapitre ou un épisode sur une note haute, mais pas nécessairement par un cliffhanger. Je distingue les deux notions, car on peut avoir l'impression que le rythme a ce côté grand-guignolesque, et qu'il nécessite de grandes révélations et d'importants retournements de situation systématiques. Mais ce n'est pas la peine, l'essentiel étant simplement de savoir comment terminer une scène. Il y a une question de rythmique et de musique, et de conclure sur un peu de tension. Dernièrement, avec Diane, nous parlions de la technique narrative du cold open, c'est-à-dire une manière d'entamer l'épisode avant qu'apparaisse le logo de la série. C'est un peu comme dans Buffy contre les vampires : Une blonde se balade, un monstre l'attaque, et c'est finalement la blonde qui frappe le méchant. Puis, BAM, générique ! Le cold open est une technique très sympa pour entrer de plain-pied dans un épisode.

Avec le côté hebdomadaire du webtoon, il faut parvenir à créer un rendez-vous, ce qu'on a réussi à faire, je pense. Beaucoup de gens qui nous parlent de Colossale ont suivi cette expérience, nous disant s'être connectés chaque dimanche à 16h pour découvrir le nouvel épisode. C'est quelque chose de génial dans une économie de l'attention qui met en concurrence la télévision, le jeu vidéo ou des bandes dessinées complètes. Avec un ensemble de quelques cases à peine, nous parvenions à créer un rendez-vous, et il y avait même une vraie communauté ! Beaucoup ne lisaient pas seulement le chapitre, mais aussi les commentaires sur Webtoon. C'est en réalité ce qui m'a fait le plus plaisir, car de nos jours, avec des formats de diffusion comme ceux de Netflix qui sortent toutes leurs saisons d'un coup, j'ai l'impression qu'on perd cet art du feuilleton. Avec le contenu à la Netflix, l'appréciation se fait en décalé selon le rythme de chacun tandis qu'avec le format feuilleton, on se retrouve tous à la même heure, un jour précis de la semaine.




Suite à son grand succès sur Webtoon, Colossal a été porté au format papier aux éditions Jungle. Cette transposition a-t-elle demandé un travail de retouche ?




Diane : On a eu un gros coup de chance sur la partie maquette, car ça a été fait sur SCM Solution. C'est d'ailleurs pour ça que nous avons choisi Jungle comme éditeur.




Rutile : On ne savait pas comment ça allait de faire. Y aurait-il un graphique pour nous faire un premier abattage, ou repasser derrière ? On ne savait pas non plus quelle forme le projet allait prendre, et le résultat est l'une des solutions qui nous ont été proposées. Jungle a piqué des cas sur le tas, puis a tenté des pages.




Diane : Avec de simples captures d'écrans, ils ont réussi à faire un chapitre entier.




Rutile : Jungle a fait un super boulot d'abattage, en entretenant l'unité pages et la rythmique. C'est ce qu'on voulait, et ça nous a permis d'être maniaques sur tout le reste. Par exemple, Diane a pu redessiner certaines choses. Il ne fallait pas trahir l'expérience de la première lecture non plus. C'est-à-dire que nous n'apportions pas de retouches parce que nous voulions faire mieux sur cette version. C'est un piège dans lequel il ne fallait pas tomber. Par contre, si on peut rattraper de petites erreurs comme des noms de personnages sur lesquels nous nous sommes trompées, ou de légères coquilles, c'était idéal. De même pour des dessins faits à la va-vite. Il y avait une compression que nous n'avions pas prévue initialement, car on ne pensait pas être publiées au format papier un jour. Quand on a lancé Colossale, ça n'était pas dans les projets, d'autant plus que retoucher du webtoon pour en faire un format physique ne se faisait pas trop à l'époque. Cette politique physique est arrivée bien après. Quand on a conclu la série et qu'on a vu certaines adaptations de titres comme Solo Leveling ou True Beauty, j'ai pensé que le format livre n'était pas si mal. Nous, nous avons dessiné Colossale en numérique, car c'est ce qu'on sait faire. Et c'est quand on a signé chez Jungle qu'on a observé les solutions possibles. Quand on a vu le résultat, ça nous a confortées dans notre choix.


Colossale traite en partie de musculation comme toile de fond d'une romance. Est-ce la comédie romantique qui est née avant ce thème, ou est-ce l'idée de la musculation qui a mené à la romance ?





Diane Truc : Le thème, la musculation, était vraiment la force de départ de la série.




Rutile : Mais on t'a d'abord commandé une histoire dans le style shôjo romantique.




Diane Truc : L'un n'a pas amené l'autre ou inversement. Nous voulions un shôjo romantique au sens le plus pur du terme, incluant un triangle amoureux. C'était vraiment le cadre de base, mais ce dont je voulais parler avant tout, c'est de musculation, car c'est une passion. Au début de Colossale, ça faisait un an que j'en faisais. De base, je n'ai jamais été quelqu'un de sportif, je détestais même l'effort physique plus que tout, et sous toutes ses formes. Fin 2019, je me suis mise au catch, mais mon corps ne suivait rien. C'était un cauchemar, il fallait que je me mette à niveau. Lorsque j'ai commencé la musculation, il y a eu une sorte de chemin personnel. Grâce à la force physique que je gagnais, je commençais à développer une force mentale qui m'a menée à ne prise de conscience sur l'indépendance. Ce que j'ai ressenti, je voulais en parler à un lectorat féminin. La série a d'ailleurs motivé des lectrices ! Comme je le dis dans mon guide : faire de la musculation sans objectif ne mène à rien.




Rutile : Pour moi, la musculation n'est pas aussi grisante, car je ne sais pas si je gagne tant de force que ça. L'idée est juste d'entretenir mon corps et de bouger. En tant qu'autrice de BD sédentaire, bouger me permet d'avoir moins mal au dos, ce qui me motive à continuer. Je pourrai m'entraîner davantage pour le gain de force, mais je ne fais pas d'efforts pour.



Colossale a donc d'abord été pensé comme un shôjo romantique très pure, ce qui se ressent par l'utilisation de schémas comme le triangle amoureux ou la succession de quiproquos qui vont s'envenimer au fil des chapitres. A côté de cette facette candide, on remarque une volonté de jouer avec quelques codes, notamment en inversant les rôles et les stéréotypes des personnages. Est-ce une manière d'écrire qui vous plaît particulièrement ?




Rutile : Bien sûr ! Tous les shôjo de romance que nous aimons sont un peu de "méta shôjo". Ce côté subversif n'est pas nouveau dans ce type éditorial, il y a toujours eu des titres à contre-courant. Quelque part, les mangas qui nous ont influencées comme peach Girl, Princesse Jellyfish ou Ôran Host Club sont des shôjo qui commentent le shôjo. Ces récits s'amusent avec les tropes sans devenir hypocrites pour autant. Ce sont des codes qu'on a un réel plaisir à bidouiller, même si on le fait parfois avec hésitation. Avoir des triangles amoureux peut se justifier en essayant de redonner un peu de sens à ce schéma, ou en opérant des petits changements de direction. Dans le premier tome, nous avons glissé une "feinte" qui a fait stresser le lectorat. Ça concerne Simon, un personnage un peu antagoniste, qui suit Jade jusqu'à chez elle pour lui avouer qu'il connaît son secret. Dans une romance classique, c'est annonciateur de trucs glauques. Aussi, tout le monde était en droit de se questionner sur ce qui allait se passer. Mais on savait ce qu'on faisait avec ce cliffhanger, et la reprise concernait la musculation ! C'était rigolo, car on a joué avec un schéma classique tout en étant conscientes d'où celui-ci venait, et sans non plus se moquer de ces codes. On s'est aussi amusées avec les tropes du webtoon, car c'était dommage de simplement rire du shôjo de romance. (rires) Comme nous sommes sur un support assez neuf, on peut en observer ses spécificités. Dans le deuxième volume, il y a un épisode autour du 1er avril. J'ai suggéré à Diane de faire un chapitre parodique dans le style d'un webtoon isekai autour des personnages de Colossale, avec les rôles inversés. Jade se retrouve donc dans la peau d'Éloïse qui est en réalité la princesse d'un royaume oublié. En quelque sorte, on reprend ce qu'on appelle les "idéophones du webtoon". Ce ne sont pas des onomatopées, mais des éléments qui traduisent une atmosphère spontanée, comme le fait de se lever brusquement. Notre éditrice coréenne voulait qu'on en utilise, ce que nous refusions au départ. Mais après coup, on a admis que ces idiophones permettaient de gagner du temps pour faire comprendre des éléments narratifs aux lecteurs.


L’humour de la série passe par l'écriture comme par le dessin. Est ce que c'est quelque chose que vous travaillez ensemble ? Rutile, sur le plan graphique notamment, t'est-il arrivé de proposer des idées de mises en scène ?




Rutile : Ça peut arriver, mais pas systématiquement, car c'est vraiment Diane qui s'occupe des planches, et surtout des gags. Elle est très drôle ! Il pouvait y avoir quelques ajustements, mais ils se font toujours dans la communication par ping-pong, même si la parution se faisait en flux tendu permanent. Ce qui est bien avec Diane, c'est que nos avons le même humour crétin, nous entretenons les mêmes rêves, et on rit des mêmes choses. De ce côté, je lui ai fait totalement confiance, et les ajustements se sont faits très facilement.



Le webtoon est un médium dont la popularité a explosé durant les dernières années, si bien que les versions papier sont très demandées. En tant qu'autrices de webtoon, quelle est votre vision ?




Rutile : Avec ce phénomène, j'ai peur d'une chose : la saturation du marché par des acteurs qui voient justement le webtoon comme une opportunité. Je redoute ces personnes qui cherchent à se faire une marge immédiate, quitte à se ruer sur n'importe quel titre sans accompagnement éditorial, avec parfois un certain amateurisme dans le rendu de l'objet lui-même. De notre côté, travailler avec Jungle a été un argument de poids. Notre éditrice a une expérience de fabrication chez Pika, aussi elle a directement entrevu l'objet papier lorsqu'elle nous a parlé de Colossale. Ce travail de collaboration a abouti à ce format incroyable de mon point de vue, si bien que la concurrence a salué la qualité des bouquins, les éditions classiques comme collectors, y compris les éditeurs a qui nous avions refusé le projet. D'ailleurs, pour anecdotes, neuf éditeurs sont directement venus nous voir pour adapter la série en papier, à la fin de la publication numérique. Parce qu'on redoutait ces éditeurs un peu cyniques, on a cherché à frapper un grand coup. On ne pouvait pas maîtriser le succès de Colossale en format papier, mais on savait où on allait pour sa fabrication. Mais il faut admettre que nous sommes dans une dynamique particulière, car il s'agit d'un webtoon français par des autrices françaises, imprimé par un éditeur français qui a un vrai savoir-faire. Il faut ajouter les liens avec les libraires et le public, ce qui a permis notre venue sur différents salons, dont Angoulême. Reste que j'ai envie de montrer aux éditeurs cyniques que lorsqu'on fait des efforts, un travail peut marcher.


Il y a aujourd'hui une vrai concurrence dans le webtoon, que ce soit dans sa lecture numérique ou dans ses formats physiques. Lors de la parution de Colossale sur la plateforme Webtoon, ressentiez-vous déjà cette concurrence ?




Rutile : Nous, non.




Diane Truc : On a commencé au tout départ, lors du premier concours de création de webtoon.




Rutile : Souvent, on se dit qu'on n'aurait peut-être pas gagné sur les éditions suivantes, car le niveau augmente d'année en année. Certains artistes sont vraiment talentueux, et arrivent avec un niveau incroyable !




Diane : On a vraiment eu la chance de faire partie de la première vague du webtoon français, aussi nous n'avons pas tellement peur de cette concurrence. C'est justement parce que la concurrence d'époque était surtout coréenne ou anglaise qu'on ne pouvait pas se comparer. On a cherché à poser des bases sur le secteur français du médium.




Rutile : Il fallait se placer là où les autres n'allaient pas. C'est ce que j'indique quand je dis qu'on savait exactement ce qu'on faisait. D'ailleurs, dans l'épisode du premier avril, on se moque gentiment de nos confrères coréens. C'était une sorte de manifeste pour indiquer nos différences, et ce que nous n'avions pas fait.



La série a conclu sa parution numérique l'année dernière, en 2022. Quel bilan global tirez-vous de cette histoire qu'est Colossale ?




Rutile : Ça a été complètement fou ! Surtout pour Diane dont il s'agit du premier bouquin publié.




Diane Truc : Oui, car de base, je suis dans l'animation. Lorsque je sors des Gobelins en 2017, je travaille quatre ans dans le milieu et même si j'adore la BD, l'animation restait ma priorité. Pour dessiner, je pouvais continuer par le fanzinat.



Quand l'aventure Colossale a débuté, j'étais quand même super heureuse ! Pouvoir enfin dessiner une histoire qui m'est propre, c'était incroyable ! La parution fut complexe, mais j'ai eu l'impression de vivre une sorte d'expérience de shônen en accéléré, c'est-à-dire une année et demie qui mélangeait bonheur et souffrance physique et mentale, dans le but d'obtenir le Graal. L'édition papier s'est faite en trombe, tant il y avait des éditeurs qui venaient de partout pour nous soumettre le projet. Je suis entrée dans le monde de l'édition en donnant un bon gros coup de pied dans la porte, ce qui reste assez étrange. Certains nous ont érigées en "figures de proue du webtoon", ce qui est une fierté. On a ainsi pu montrer nos ambitions et présenter un peu le visage du webtoon français.



Rutile : C'est un médium dans lequel on croit beaucoup. En me basant sur le résultat de Colossale et en me fiant aux réactions du lectorat, je me dis qu'on tient un bon truc. Quand la parution numérique s'est terminée, je me doutais que quelques éditeurs étaient intéressés par une version papier... mais je ne pensais pas à autant, et surtout pas à de si grosses maisons, ou encore des sommes si juteuses et des contrats aux conditions que je n'avais jamais vues auparavant ! On a même fait une tournée éditoriale lors de laquelle nous étions couvertes d'éloges et de cadeaux. Et alors qu'on ressort avec les bras chargés de bouquins offerts, Diane se tourne vers moi et me dit...







Diane Truc : "Rutile, est-ce qu'on est des reines ?" (rires)




Rutile : C'était vraiment bizarre pour moi, après quinze années à végéter dans la bande dessinée papier sans jamais vraiment trouver mon public ! Je suis contente du succès, mais je ressens toujours un décalage. Une dynamique s'est créée, et j'en suis vraiment heureuse. Après coup, je vois bien que les éditeurs étaient plus qu'intéressés par la version physique. Mais à l'époque, je me demandais comment celle-ci allait se traduire, et comment on allait travailler cette forme. Et puis, la version papier se vendrait-elle vraiment ?

Dans son article pour BFMTV, Jérôme Lachasse nous a littéralement sacrées "BD la plus attendue du moment", et je lui ai dit qu'il exagérait un peu. Mais il était sincère, car il ne voyait rien d'autre d'aussi fort sur le Festival International de la BD d'Angoulême. Avec du recul, je comprends ses mots, et le fait qu'il n'y avait pas d'autre gros coup sur le moment. Il y avait pourtant de très bons albums pour cette édition du festival ainsi que des suites de séries populaires, mais j'avais l'impression que tous les poids lourds sont sortis en fin d'année 2022, pour vendre un gros coup à Noël. Sur le stand des éditions Jungle, ça s'agite énormément, car les lecteur.ices veulent en savoir plus. C'est très très cool, et nous sommes prêtes à répondre ! (rires)


Pour le médium, j'y vois vraiment l'avenir de la bande dessinée populaire. Car à côté, il y aura toujours des beaux libres et des BD variées. Ça permettrait de revenir au format long et feuilletonnant, ce qu'on a perdu en France, je trouve. Aujourd'hui, la tendance est davantage aux gros ouvrages de 200 pages. Avec le format webtoon sur papier, on retrouve un lectorat qui a été boudé et un peu évincé, dont un public féminin qu'on a beaucoup rejeté dans le milieu. Car dans sa globalité, dans ses pages comme dans ses pratiques, la BD peut se montrer extrêmement misogyne et sexiste.




Pouvons-nous nous attendre à une nouvelle collaboration future entre vous ?




Diane Truc : Ce ne serait pas pour tout de suite, car Rutile passe éditrice chez Dargaud, pour une plateforme de Média Participation !




Rutile : Ono est la plateforme lancée par Média Participation. J'ai aujourd'hui le droit d'en parler ! (rires) Elle commencera vraiment à prendre durant les mois de février ou mars (ndt : à l'époque de l’enregistrement de l'interview). Je pilote quatre séries de création française, plus une quand Diane pourra nous rejoindre. C'est amusant, car le line-up de la plateforme est constitué à moitié d'animatrices, et à moitié d'artistes venant du fanzinat français, des personnes que je connais bien. Nous-mêmes appartenant à ce milieu, nous sommes convaincues ! On cherchera à frapper fort avec ces séries. Je piloterai l'une d'elles, étant scénariste de ce projet déjà présent sur la plateforme Naver. Il s'agit de la série Vertu de Saint-Cyr, projet que nous avions soumis au concours de publication de Naver, mais qui ne nous a pas permis de gagner. Pour cette expérience sur Ono, je sais exactement où on va : là où on ne nous attend pas, comme avec Colossale !


Propos recueillis par Takato. Remerciements à Rutile et à Diane Truc pour leur disponibilité, ainsi qu'à Guillaume Kapp des éditions Jungle pour l'organisation de la rencontre.