A Touch of Sin - Actualité anime

Critique du dvd : A Touch of Sin

Publiée le Lundi, 24 Novembre 2014

Quatre histoires, dans la Chine d'aujourd'hui.
Quatre destins, ceux d'individus issus d'un milieu social populaire, vivant dans un village ouvrier reculé dans le Shaanxi, dans la mégapole de Canton, dans les bidonvilles de Jia, dans une ville-champignon née d'une croissance économique mal maîtrisée.
Quatre personnages cédant à la violence pour combattre celle qu'ils subissent eux-mêmes.


« A touch of sin » est un film de Jia Zhangke, connu pour ses opinions tranchées sur le système social et politique de son pays, opinions qui transparaissent dans ses films, fictions ou documentaires puisant leur inspiration dans des thématiques issues de la vie quotidienne de la classe populaire chinoise.
Présenté en sélection officielle au Festival de Cannes 2013, « A touch of sin » a remporté le prix du scénario (et n'était pas loin de la Palme d'Or). Le titre est une référence à un film réalisé par King Hu en 1971, « A Touch of zen », l'un des films les plus connus de wuxia, genre cinématographique chinois par excellence. Cette référence n'est pas anodine, car la traduction de « wuxia » est « chevalier errant ».



Le cinéaste a eu l'idée de reprendre l'image bien connue des héros traditionnels chinois, chevaliers experts en arts martiaux et épris de justice au temps des Royaumes combattants (IV°s’avant J.-C.), et de l'adapter à la Chine contemporaine.
« A touch of sin » propose en effet de suivre quatre individus pouvant être vus comme des chevaliers des temps modernes, tentant de s'en sortir face à un système violent ne leur permettant pas de s'exprimer et biaisant la justice sociale.
Première surprise : au générique de début, on se surprend à voir apparaître le nom... de Takeshi Kitano.



Les relations compliquées entre la Chine et le Japon au niveau géopolitique ne se retrouvent pas dans l'art, c'est suffisamment important pour le signaler. Plus précisément, on remarque qu'Office Kitano, le studio de production de Kitano, a aidé financièrement le cinéaste chinois pour ce film. Pourquoi insister sur ce point ? Oh, vous n'y êtes pas du tout, pas parce que votre serviteur est un fan de Kitano, je sais faire la part des choses.
Non, cette apparition au générique est importante, car le premier segment du film, qui en compte quatre, on va le voir, porte l'empreinte d'une violence typiquement kitanienne. Empreinte voulue ou non ? Jia Zhangke affirme que ce n'est pas le cas, mais les amateurs du cinéma de Kitano apprécieront ce premier segment en particulier, et sans aucun doute l'ensemble du film.




Le film se compose donc de quatre segments, reliés par des transitions subtiles. Les personnages n'ont a priori rien à voir entre eux... ou presque, mais vous verrez bien !
Premier segment dans une ville ouvrière paumée : un homme physique d'ours, Dahai, cherche à ce que les produits du travail soient également répartis entre les habitants et s'oppose à un grand patron corrompu ayant profité du système pour « monter à la capitale », comme on dit, et y faire fortune. Dahai proteste, s'insurge, mais personne ne le soutient. Face à la violence déployée par les acolytes du big boss, il n'aura pas beaucoup de choix. La solution ? On ne vous gâchera pas le plaisir de la découverte d'une vendetta dantesque, rappelant comme dit auparavant du Kitano pur jus. Une vendetta extrêmement violente, mais fondée sur un désir de justice sociale, de reconnaissance.
Le deuxième segment s'intéresse à l'énigmatique et marginal San’er, un travailleur migrant, très souvent sur la route. Afin de réunir assez d'argent pour faire vivre sa famille, il aura recours à des méthodes brutales l'amenant à dépasser les limites de la légalité. Cette deuxième partie est clairement la moins explicite. On est d'abord surpris par la personnalité de San'er, dont on peine à percevoir ce qu'il cherche, ce qu'il veut, ce qu'il est.



C'est aussi celle qui prend son temps, marquant une pause dans le récit, s'attardant sur le quotidien des familles, une fête du Nouvel An dans le village... Celle-ci se termine même sur une mise en scène intrigante, lorgnant du côté du thriller, le cinéaste insistant sur le processus imaginé par San'er pour récolter de l'argent, mais ne nous donnant aucun indice quant à savoir comment tout ça va se terminer.
Le troisième segment est consacré à Xiaoyu, une hôtesse travaillant dans un sauna, régulièrement harcelée par ses clients masculins. Plus classique dans son sujet, très proche du premier segment dans son déroulement (avec l'explosion cathartique de violence finale), ce troisième axe n'en demeure pas moins appréciable. Mais il demeure le moins bon des trois, faisant redite avec le premier.
Enfin, la quatrième partie s'intéresse au jeune Xiaohui, 19 ans, dont les seules aspirations sont de pouvoir vivre simplement, comme beaucoup de jeunes en ce monde : un petit appart' sympa, une copine, un travail pas trop mal payé et pas trop répétitif, l'indépendance vis-à-vis de ses parents.



Au lieu de cela, il doit supporter la cohabitation à plusieurs dans de minuscules chambres au sein de résidences de travail, tente de satisfaire une petite amie exigeante et se met la pression, n'a que le travail à la chaîne mal payé dans des entreprises de micro-informatique ou un boulot de serveur esclave sexuel dans un drôle de bar, tandis que sa mère restée en campagne lui demande de lui envoyer un peu d'argent tous les mois. Et cette condition n'est clairement pas temporaire, Xiaohui pouvant deviner que toute sa vie est déjà tracée sur les rails de la précarité. Là encore, la solution pour se sortir de cette situation à laquelle sont confrontés des dizaines de milliers de jeunes Chinois sera la violence... mais pas de la même manière que dans les trois histoires précédentes. Ce ne sera pas une violence dirigée contre autrui... mais j'en ai déjà trop dit. Intéressante variation en tous cas de la part du cinéaste dans son dernier segment.
Les quatre choix effectués sont vraiment excellents, avec des personnages confrontés à une précarité différente, mais chaque fois liée au système social chinois. Le mieux ? Savoir que le cinéaste a conçu ces histoires à partir de faits criminels réels. Le dernier segment est particulièrement explicite, clairement inspiré des cas de suicide chez Foxconn, un sous-traitant d'Apple.
Le premier segment reste d'après moi le meilleur, le plus puissant, démontrant le grand problème de la Chine contemporaine : un pays dirigé par un pouvoir qui se réclame du communisme, mais qui a depuis fort longtemps déjà basculé dans l'économie de marché la plus sauvage pour permettre à un petit nombre de s'en mettre plein les fouilles.



Ce qu'on qualifie aujourd'hui de « Grand paradoxe » ou de « Grande hypocrisie » est illustré par Jia Zhangke à travers une histoire sans concessions. Les dialogues mettent en exergue le fait que Dahai, qui finalement ne fait qu'être fidèle à l'idéologie communiste (stricte répartition des richesses, combat du patronat profitant de la plus-value), est celui que tout le monde déteste. Rarement il a été aussi jouissif de voir un artiste chinois critiquer son pays, à travers un savant mélange de finesse dans le propos et de violence dans les réactions.
Le second montre la radicalisation d'un individu pouvant le mener à des actes proches du terrorisme. Le troisième illustre la condition de la femme, déplorable. Le quatrième montre une jeunesse sacrifiée. « A touch of sin » est un film éminemment politique, mais il n'est pas que ça. C'est avant tout une chronique sociale. Politique et société sont évidemment liées, mais Jia Zhangke s'intéresse davantage à la seconde, car il ne se détourne jamais de ses personnages pour critiquer le système. Plus encore, « A touch of sin » dépasse largement le cadre de la Chine en prenant des accents universels, véritable hommage aux humiliés dans tous les pays du monde... après tout, quand on voit l'évolution du monde occidental sur une pente glissante, on se dit : sans atteindre les situations extrêmes décrites, on s'en rapproche parfois beaucoup.
Le cinéaste ne délaisse pas le symbole ni l'image, si présents dans ces films précédents. Chaque déchaînement de violence est par exemple précédé par de curieuses rencontres avec des animaux, comme si ceux-ci réveillaient le côté bestial chez les personnages. Ici des buffles en route vers l'abattoir, là un cheval maltraité, puis une vipère glissant sur le bitume : fameuses métaphores de la condition humaine des quatre personnages pas si éloignée de celle des animaux. Autre symbolique très forte : Jia Zhangke, avec ce film, maîtrise toutes les formes de violence. Si extrême dans le premier et le troisième segments qu'elle en devient absurde, dans la plus pure tradition des films de Kitano, ou beaucoup plus sèche et froide dans le deuxième segment, ou encore très psychologique dans le quatrième segment.



On n'attendait pas le réalisateur aussi précis et inspiré sur ce point. N'oublions pas d'évoquer des plans magnifiques des différents paysages chinois, allant des régions désertiques (premier segment) jusqu'aux extérieurs humides de la campagne (deuxième segment), en passant par les intérieurs clinquants et la Chine urbaine (troisième segment), pour finir avec les villes-champignons (quatrième segment). Lu Likwai, chef opérateur de Jia Zhangke, a fait un boulot incroyable. Il y a tout dans « A touch of sin » : en un peu plus de 2 heures, un propos, des symboles, de l'image.
La fin, sibylline là où le reste du film est au contraire très explicite (sauf le deuxième segment) dans ce qu'il veut montrer, est sujette à interprétation. Chacun y verra ce qu'il veut. Je l'ai pour ma part fortement intellectualisée. Sans rien dévoiler de celle-ci, j'ai pensé que revenir au premier segment du film permettait de boucler la boucle. Filmer des ouvriers chinois, des « masses » peu éduquées, sans doute analphabètes, en train de regarder sagement un spectacle de théâtre traditionnel inspiré de l'Histoire chinoise dans lequel un personnage se révolte contre l'autorité renvoie à une métaphore dont l'ironie est redoutable et intense. Alors que la Chine et sa civilisation sont connues historiquement pour de nombreux soulèvements populaires, il est anormal que les habitants actuels ne fassent pas de même, alors qu'ils sont maltraités de toutes parts, et qu'on les berce de récits épiques des héros d'antan résistants au pouvoir central.



Interpréter la fin de cette manière colle parfaitement à ce qu'a voulu montrer Jia Zhangke dans son film, et plus encore, à ses opinions personnelles (rappelons que le cinéaste est persona non grata auprès des autorités chinoises, puisque ses œuvres critiquent le régime politique en place) : pourquoi ne pas se rebeller alors que les raisons de le faire sont là depuis longtemps.
Cerise sur le gâteau, nous avons droit à deux excellents bonus qui enrichissent l'expérience : un entretien avec le réalisateur dépassant la vingtaine de minutes, et un entretien sur le contexte politique chinois actuel, avec Marie Holzman et Alain Wang, éminents sinologues.
Loin de l'aspect contemplatif et les propos quasi métaphysiques d'un « Still life », l'un de ses précédents films, « A touch of sin » est le plus abordable des longs-métrages de Jia Zhangke, à travers les thèmes évoqués, si l'on excepte la violence extrême, qui constituera un obstacle pour certains. Erreur monumentale. Vous passerez à côté d'un chef d'oeuvre, qui raconte la Chine moderne et ses paradoxes comme aucun film auparavant, à travers quatre personnages tentant de se rebeller face à leur condition, rabaissés par la corruption, la précarité absolue, le cynisme des nouveaux riches, la modernité qui les laisse de côté.
Impressionnant.
Critique 1 : L'avis du chroniqueur
RogueAerith

18 20
Note de la rédaction