Mon village - Actualité manga

Mon village : Critiques

Watashi no Mura

Critique du volume manga

Publiée le Mercredi, 22 Juin 2016

Déjà connu en France pour son oeuvre phare Ryota du Mandala qu'il a dessiné pendant une dizaine d'années et dont trois tomes sont sortis aux éditions du Seuil, Jun Hatanaka (1950-2012) est considéré comme l'un des auteurs emblématiques du manga populaire, mais il reste peu édité dans nos contrées. Ainsi a-t-on accueilli avec un certain intérêt, en ce mois de juin 2016, une autre de ses oeuvres importantes : Mon village (Watashi no Mura en japonais), un titre datant du début des années 1990 et que le Lézard Noir nous propose de découvrir sous la forme d'un pavé de 360 pages avec papier cartonné, excellente et vivante traduction de Miyako Slocombe, reliure de haute qualité, et couverture cartonnée. Un beau livre à ranger aux côtés du Monstre au teint de rose, Anjin-san ou la Demeure de la chair, parus chez le même éditeur dans le même type d'édition.

La figure centrale de Mon village se nomme Ayu. Jeune femme désabusée par son quotidien monotone, elle décide de quitter la ville de Kokura et de se lancer dans un reportage, et part rejoindre son amie Ryuko dans un village du nord de l'île de Kyûshû, pour y suivre notamment les avancées d'un projet de barrage qui engloutirait le lieu. En même temps qu'elle, le lecteur découvrira alors un village qui pourra paraître très particulier pour nombre de regards. Car c'est en effet un Japon très rural que Hatanaka dépeint. Une ruralité où les moeurs, par rapport à celles d'aujourd'hui, ne cesseront de paraître étonnantes, voire peu ragoûtantes, tant les villageois pourront se montrer très rustres ou étonnamment libérés. Ici, Ayu verra son amie Ryuko s'exhiber à tout bout de champ et chercher à assouvir son manque de sexe en allant chercher ces messieurs, là elle verra une femme vendre son corps et fricoter avec des yakuzas. Ces messieurs du village n'ont généralement aucun tact dans leur envie de forniquer et de tripoter les femmes. Il ne faudra pas s'étonner non plus, par exemple, de croiser un homme créant des médicaments chinois à base de caca de jeunes filles, des villageois se touchant allègrement en public... et Ayu elle-même est loin d'être un modèle de "pureté", si bien qu'elle se fera assez facilement une place dans ce petit recoin de Japon plus ou moins abandonné par la civilisation moderne.

On pourra trouver que Jun Hatanaka se complaît beaucoup dans cet aspect très grivois et souvent un peu sale : il se passe rarement plus de 5 pages sans qu'il se déroule quelque chose de ce type, et cela pourra rebuter considérablement. Mais c'est aussi ce qui fait l'unicité d'un auteur qui ne prend pas de fard et décrit, certes sans doute avec de nombreuses exagérations, un microcosme qu'il semble lui-même avoir connu : Kokura et le Nord de Kyûshû, c'est le coin de Japon qui l'a vu naître et grandir. Et dès lors, on peut se dire que cette oeuvre est peut-être un bon moyen de mieux cerner cet aspect grivois qui parsème la bibliographie de Hatanaka (Ryota du Mandala comporte aussi cet aspect). Et puis, comme l'affirme le défunt artiste dans sa préface : "Si les villageois se déshabillent à la moindre occasion, c'est parce qu'ils sont les porte-parole de votre désir, alors ne vous détournez pas en disant que vous n'avez jamais vu un villages aussi vulgaire."

Mais il ne faudrait surtout par limiter Mon village à cet aspect, tout aussi présent soit-il. Car au-delà de toutes ces moeurs qui semblent venir d'un autre temps et que Hatanaka présente avec autant de laideur que de beauté, de réalisme, d'humour ou de nostalgie, l'immersion d'Ayu au sein de la communauté lui permet d'interagir et d'évoluer avec nombre de visages truculents et finalement authentiques (la délurée Ryuko en tête), qui finissent par avoir quelque chose d'attachant malgré tout, et qui nous offrent en filigranes nombre de plongées dans des éléments plus traditionnels : fêtes de villages, pêche, rapports de force, culture difficile de pommes... Cette plongée passe aussi par des dessins appliqués dans la retranscription de ces bâtisses et murets typiques, et de certains lieux devenant très vite emblématiques. En tête de ces lieux, il y a la rivière, véritable carrefour de vie autour duquel (ou dans lequel) il se passe généralement beaucoup de choses, entre pêche, retrouvailles débridées ou légendes à tendance folklorique.

C'est aussi cette rivière qui permet l'amorce du fil conducteur se dessinant pendant la lecture : la menace imminente de travaux, de la création d'un barrage qui engloutirait le village. Travaux inscrits dans la modernisation du pays, menaçant de faire disparaître des moeurs spécifiques. Ce fil rouge, sans être omniprésent, revient souvent en filigranes, et permet à Hatanaka d'offrir à son récit un aspect un peu plus politique (beaucoup plus que dans Ryôta du Mandala, en tout cas), où il se montre en faveur de la préservation de ce coin de Japon et de ses rites, et contre les manipulations de bureaucrates et hautes instances qu'il parvient plus d'une fois à dépeindre avec réalisme.

Mon village, c'est sans doute avant tout cette chronique à la fois grivoise, authentique, partiellement réaliste et teintée de nostalgie d'un Japon rural en partie révolu, mais qui vaut le coup d'être préservé face aux considérations et manipulations politiques. Comme l'affirme l'auteur, "Regardez, des poissons sautent. Des fleurs dansent. Des gens chantent. Ils disent qu'ils ne méritent pas d'être engloutis sous le barrage." L'oeuvre n'est pas forcément d'un abord facile et peut considérablement rebuter, mais vaut sans nul doute le détour.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
13.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs