Mishima Boys - Coup d'état Vol.1 - Actualité manga

Mishima Boys - Coup d'état Vol.1 : Critiques

Unlucky Young Men Coup d'État

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 29 Janvier 2016

En ce début d'année, la collection Romans graphiques d'Akata s'enrichit d'une oeuvre qui nous intriguait depuis son annonce il y a plusieurs mois, et qui a connu un parcours pour le moins atypique.
Scénariste de manga bien connu, ayant développé toute une théorie sur le rapport entre manga et cinéma et ayant constamment cherché à appliquer ses recherches sur ses séries (MPD Psycho, Kurosagi, Leviathan...), Eiji Otsuka a pris une voie un peu différente dans son parcours, une voie plus personnelle, à partir de la sortie au Japon en 2007 d'Unlucky Young Men, chronique sociale du Japon d'après-guerre trouvant des échos dans le présent et poussant le lecteur à s'interroger, dont nous avons pu découvrir le premier tome en langue française chez Ki-oon fin 2015.
Mishima Boys est considéré par le mangaka comme la série jumelle d'UYM. Dessinée par une jeune auteure du nom de Seira Nishikawa qu'Otsuka considère comme l'une de ses meilleures élèves, la série, proposant un contenu un peu délicat pour le marché japonais a d'abord été présentée en France, et Akata en a acquis la publication. C'est seulement après l'acquisition en France que l'auteur a pu convaincre un éditeur japonais de publier l'oeuvre, qui est finalement sorti l'année dernière chez nos amis nippons sous le nom Unlucky Young Men - Coup d'État (l'expression française "Coup d'État" faisant bien partie du titre japonais).

Par "série jumelle" d'Unlucky Young Men, nous pouvons comprendre une série complémentaire, permettant de cerner encore mieux la démarche d'Otsuka sur ces deux séries. Mishima Boys peut apporter un éclairage supplémentaire sur UYM, et vice versa. Sachez que les deux séries peuvent être lues indépendamment sans le moindre problème, mais ce serait dommage.
Les deux séries sont complémentaires dans leur portrait d'une époque : celui du Japon d'après-guerre, comme déjà dit. Mais leur rapprochement est aussi à faire à travers une figure historique : Yukio Mishima, présent discrètement dans UYM, tandis qu'il est en quelque sorte le point de départ dans Mishima Boys. Le célèbre écrivain, souvent taxé d'ultra nationaliste, fut surtout l'un des meilleurs exemples des tourments ayant animé le Japon d'après-guerre. Ici, il devient le "dirigeant" de trois jeunes garçons : K, M, et Y, trois personnages fictifs, mais chargés d'un projet puisant sa source dans des événements ayant réellement eu lieu : le meurtre et viol d'un lycéenne par un jeune coréen, le jet d'une pierre sur le carrosse du prince impérial lors de son défilé, et l'assassinat d'un homme d'un parti de gauche par un jeune d'extrême droite. Qui sont-ils exactement ? Qu'est-ce qui va les amener à commettre ce qu'ils ont fait ?

Mishima Boys a beau être la "jumelle" d'UYM, elle n'en est aucunement une copie et a sa propre personnalité. Et cela se constate dès les premières pages. Dans sa préface, Otsuka déclare que l'oeuvre peut être lue un peu comme une "pièce de nô moderne", et on peut aisément le prendre au mot avec ces premières pages présentant Mishima dictant leur rôle à chacun des trois garçons, exactement à la façon d'une pièce de théâtre. Mais s'il en est l'instigateur, il n'y a toutefois pas de metteur en scène, les trois jeunes étant ainsi libres. Même si, tout au long du tome, un étrange jeune homme jamais nommé leur apparaîtra dans de situations bien précises pour les "aiguiller", à la manière d'un assistant de l'ombre qui souffle le texte.
A partir de là, c'est une expérience assez novatrice sur le plan narratif et visuel que vont nous offrir Otsuka et Nishikawa. Car là où Otsuka nous avait habitués à coucher sur papier des techniques de découpage et de narration héritée du cinéma, ce qu'il faisait aussi dans UYM, cette fois-ci il nous offre un rendu empruntant beaucoup plus au registre du théâtre. Sur ce point, certains éléments ne trompent pas. Il y a, en premier lieu, l'omniprésence dans le tome de la notion de rôle. Mais il y a aussi différentes techniques, bien expliquées dans l'excellente postface des traducteurs, visant régulièrement à brouiller les habitudes du lecteur, l'obligeant à faire un grand effort d'attention, ne serait-ce que pour reconnaître les personnages et ne pas s'emmêler.

Pourquoi tous ces choix ? Pourquoi cette forme héritée du théâtre ? Pourquoi cette volonté de brouiller les rôles de chacun des protagonistes ? Sûrement pour permettre une mise en valeur plus percutante d'une autre notion au coeur du livre : l'identité. Et celle des garçons de la série n'aura de cesse d'être brouillée et de peiner à s'exprimer. Elles sont le reflet des tourments ayant conditionné toute une époque, celle de la fin des années 1960.

Jugez vous-même chacun des trois garçons.
Le premier, K, dont le nom coréen est R, se voit adresser dès le début une comparaison au livre "Confession d'un masque" de Mishima. Venu de Corée, il suit des cours du soir dans un lycée où il n'est guère bien accueilli par ses camarades, à cause de son statut d'étranger.
M, lui, vit avec sa soeur "prostituée". Jeune communiste, il reste encore un peu naïf. Voyant les inégalités autour de lui, ne serait-ce que via la les deux Michiko qu'il croise (l'une se prostituant, l'autre devenant l'épouse du prince héritier), il pense que tous les hommes doivent être égaux, et souhaite, dans ce cadre, rencontrer le prince héritier quelle que soit la manière.
Y, lui, est évoqué par Mishima comme un corps vide. Son père est dans les forces d'autodéfense, son frère fait partie du plus radical des mouvements d'extrême droite, et lui-même est donc nourri d'idées nationalistes, ce qui lui vaut régulièrement des piques des autres jeunes essentiellement de gauche. Le contexte, de plus en plus, le pousse vers des idées radicales...

Leurs histoires sont amenées à s'entrecroiser, voire à s'influencer quelque peu. Et chacun d'eux permet un certain portrait de maux qu'a connus le Japon à cette époque où il a dû s'ouvrir beaucoup trop rapidement au capitalisme et à l'Occident, au risque de perdre une partie de son identité.
Otsuka nous présentait une facette de cela dans Unlucky Young Men : en se basant sur les affaires réelles de Norio Nagayama et du vol des 300 millions de yen, il évoquait essentiellement le besoin d'émancipation (notamment sexuelle) des jeunes, ainsi que les révoltes étudiantes et ouvrières aux idéologies communistes et nationalistes puisant leurs sources dans de nombreux facteurs (guerre du Vietnam, présence américaine sur le sol japonais, domestication des élites nippones...) et aboutissant sur des radicalisations violentes comme celle de l'Armée Rouge Unie.
Dans Mishima Boys, il aborde d'autres points de cette époque, ou en évoque certains déjà vus sous un autre angle. Ainsi, le récit de K permet essentiellement d'évoquer le racisme ambiant, la crainte de l'extérieur et de l'étranger. Quant au parcours de M et de Y, en plus d'évoquer le sentiment d'inégalité, il offre deux exemples de radicalisation opposée, l'une à l'extrême gauche, l'autre à l'extrême droite.

Ce fond de chronique sociale dans un pays en mutation et en perdition est on ne peut plus intéressant, d'autant qu'il est construit de manière à accentuer encore l'importance des notions de rôle et d'identité.
Ainsi, le récit de K, dont l'essentiel est évoqué en première partie du tome, joue-t-il beaucoup sur le flou entourant l'identité du meurtrier. Mais son cas est traité "seul".
Concernant les cas de M et de Y, au contraire, Otsuka et Nishikawa les abordent en même temps, dans une construction parallèle qui permet de mettre face à face leur parcours et leurs idées qui sont dans le fond diamétralement opposé... mais qui trouvent un rapprochement dans un côté désabusé, une certaine désillusion dans la société actuelle où ils peinent à se dégager, à s'exprimer, à montrer leur identité.
La société, tout autour d'eux, semble exercer sur eux comme des menaces invisibles, tout embarqués qu'ils sont malgré eux dans ce monde en mutation. N'ont-ils pas, comme dans le livre de Mishima, un masque sur la figure ? Ne sont-ils pas en train de jouer un rôle ? Ne sont-ils pas en train de se nier eux-mêmes ? De se retenir ? Mis à mal, ils semblent, comme le laissent penser les trois doubles pages d'explosion ponctuant le tome, attendre que le monde s'effondre, espérer une catastrophe, un changement... "espérer qu'un événement survienne", pour reprendre les mots de Mishima dans "Maléfices"... Mais doivent-ils l'attendre, ou le provoquer ? Un besoin de contestation semblant grandir en eux, la réponse se dessiner dans leurs actes.

Dans tout ça, le grand mérite d'Otsuka est de ne jamais prendre parti. Il expose les choses, présente de façon neutre et avec détachement chacun de ces trois personnages cristallisés dans la figure de Mishima. Le portrait de cette époque et de ces jeunes gens n'en est que plus pertinent... et permet surtout au lecteur de s'interroger en profondeur sur un récit à transposer dans le présent. Car si l'oeuvre se déroule dans le Japon de la fin des années 1960, elle conserve surtout un caractère universel et malheureusement d'actualité. Il suffit d'observer autour de nous, en France et ailleurs : course effrénée dans le capitalisme et pressions sociétales au risque de détruire l'identité des gens, radicalisations, racisme ambiant... Quand Otsuka affirme dans sa préface qu'il représente surtout le présent, il a tout à fait raison. Et c'est même une sorte de mise en garde qu'il lance : à l'heure où tout le monde suit un moule sans se révolter, ses personnages osent pousser leur cri de contestation et revendiquer leur "moi" intérieur. En cela, il fait également écho à une tradition de mangas engagés qui fleurissaient il y a quelques décennies (comme Les vents de la colère, pour n'en citer qu'un seul qu'Akata nous a permis de découvrir chez Delcourt), mais sont devenus malheureusement beaucoup plus rares.

L'édition française est excellente ! Le grand format et le papier glacé permettent de profiter au mieux du travail graphique de Nishikawa, tandis que la traduction ne souffre d'aucune fausse note et que la préface d'Otsuka et la postface des traducteurs sont très intéressantes et éclairent pas mal de choses. Pour ne rien gâcher, ce grand format cartonné est très proche de celui d'Unlucky Young Men, ce qui est très bien pour exposer les deux oeuvres côte à côte dans sa bibliothèque.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16.5 20
Note de la rédaction