Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 01 Août 2024
Véritable génie de son époque, dont la carrière se poursuit encore aujourd'hui, Yoshikazu Yasuhiko (ou Yas pour les intimes) est un artiste touche-à-tout à la carrière prolifique. Paradoxalement, le maître sous sa casquette de mangaka a longuement été boudé chez nous, malgré une tentative des éditions Tonkam de publier ses récits historico-mythologiques Jeanne et Jésus au début des années 2000, puis de Pika de proposer son si culte Mobile Suit Gundam The Origin quelque temps plus tard. Des mangas tombés en arrêt de commercialisation, prisés par les collectionneurs (et les scalpeurs véreux), tandis que Yas ne brillait plus que par ses statuts de réalisateurs et de character-designer sur un segment de niche via ses contributions à Gundam ou ses films Arion, Venus Wars et Crusher Joe.
Depuis l'année dernière, la tendance se renouvelle. Très globalement, on peut constater une plus grande curiosité pour les mangaka vétérans et classiques qui n'ont pas eu le succès mérité chez nous. C'est le cas de la légendaire Moto Hagio du côté du shôjo manga, mais aussi de Yoshikazu Yasuhiko. Tout part d'une annonce des éditions Black Box de publier Arion et Venus Wars, avant qu'un rebondissement vienne placer les deux titres du côté du jeune éditeur naBan. Un litige juridique amorcé par une annonce précipitée de la maison de la boîte noire qui n'avait en réalité par les droits des ouvrages, droits acquis en bonne et due forme par naBan qui a montré une vraie volonté de publier Yas dans des éditions solides, en retravaillant complètement les éditions japonaises d'époque. Un travail titanesque a été accompli sur Arion, et c'est au tour de Venus Wars de profiter d'un tel traitement de faveur. Une dynamique qui ne s'arrêtera certainement pas là du côté de naBan, et qui se poursuivra aussi chez Vega-Dupuis avec la réédition prochaine du très culte Mobile Suit Gundam The Origin, relecture fluidifiée, peaufinée et enrichit de la série animée Gundam fondatrice, dans un écrin deluxe.
Historiquement, Venus Wars est le troisième manga signé par Yas. Sa carrière de mangaka succède à celle de l'animateur dès mai 1979, période à laquelle il lance la parution d'Arion aux éditions Tokuma Shoten. L'aventure, parsemée de déboires comme l'atteste la production chaotique du premier anime Gundam sur lequel il officiait comme character-designer et directeur de l'animateur, s'étend jusqu'à fin 1984. L'année suivante, et jusqu'en 1987, Yasuhiko reprend le crayon pour les éditions Tokuma afin de dessiner son deuxième manga, Kurd no Hoshi. Dans cette histoire, un jeune métis japano-kurde se rend au Moyen-Orient après avoir reçu une lettre de sa mère, et se retrouver impliqué dans le conflit opposant une guérilla kurde aux forces turques. En parallèle, l'auteur se lance dans un deuxième projet, son troisième manga donc, et la série qui nous intéresse ici : Venus Wars, aussi nommé Venus Senki dans son pays d'origine. Dessinée pour la revue Nora Comics des éditions Gakken, l'œuvre démarre à l'automne 1986 et s'achèvera au printemps 1990, au terme de quatre volumes. Ici, Yas narre une nouvelle trame dramatique et humaine sur fond de conflit, non pas sur Terre, mais dans un cadre de science-fiction dans lequel la planète Vénus a été terraformée tandis que ses deux peuples se livrent une guerre de territoires. Dessiner cet ambitieux manga ne suffisait pas à son auteur qui a aussi planché sur une adaptation en film d'animation pour le studio Triangle Staff. Sorti le 11 mars 1989 dans les salles obscures nippones, Venus Wars est réalisé par Yas qui s'occupe aussi du character-design. Parmi les gros noms affiliés au projet, on retrouve le légendaire Joe Hisaishi à la composition musicale. Chez nous, la version animée fut d'abord proposée chez HK Vidéo avant d'être rééditée par Dybex en DVD en 2018, puis en Blu-ray en 2022. Cette longue introduction -assez essentielle pour comprendre le chemin de l'auteur et la place du présent récit dans son œuvre- étant achevée, parlons maintenant du manga Venus Wars.
Dans ce qui est désormais un passé fictif, Venus a été percutée par un immense bloc de glace qui a rendu la planète habitable. Il n'en fallait pas plus à l'humanité pour explorer la planète, puis la terraformer peu à peu. Aujourd'hui, l'année 2083 du calendrier grégorien est aussi l'an 72 de l'ère de Venus. Ishtar, premier continent à avoir été exploré, s'est lancé dans une guerre de territoire contre Aphrodia, le tout sous le regard des forces terriennes, nommées aujourd'hui Terra, qui servent d'arbitre. A Io City, capitale d'Aphrodia, le jeune Hiro s'adonne à corps et âme au "Rolling Game", un sport à moto particulièrement dangereux. Sans repères ni mentor, entouré seulement de quelques camarades, Hiro y voit une sorte d'exutoire. Son talent est remarqué par les forces d'Aphrodia qui voient l'occasion rêver de le réquisitionner dans son corps armé de pilotes de motos, au sein d'un bataillon qui fait office de dernier rempart contre les chats d'assaut d'Ishtar. La décision de Hiro est précipitée par l'assaut de l'ennemi sur la cité...
Après la fresque épique teintée de mythologie grecque d'Arion, Yoshikazu Yasuhiko nous emmène dans un domaine bien différent, mais que ceux qui ont suivi son parcours d'animateur et character-designer connaissent bien : la science-fiction. Après s'être fait la main sur des œuvres telles que Zanbot 3, il se charge de la conception visuelle des personnages de Mobile Suit Gundam, le sacré, ainsi que de sa direction de l'animation. Une expérience qui a contribué à l'ADN de Yas et qui, en 1986, lui trottait certainement dans un coin de la tête. C'est pourquoi les repères sont assez évidents quand on se plonge dans Venus Wars, une série se déroulant sur une planète Venus colonisée, sur laquelle les deux peuples se livrent un conflit de territoire. D'un côté, Ishtar dispose d'une force de frappe conséquente tandis qu'en face, Aphrodia va miser sur des armes plus singulières et compter sur de jeunes gens propulsés dans une guerre entre adultes. Forcément, ce schéma narratif fait tilt. Mais sans être une repompe, loin de là même, ce cadre va servir à l'auteur pour un premier morceau à la montée en puissance folle.
Car c'est progressivement que le récit montre toute sa saveur. Si les premiers personnages qui apparaissent sentent d'abord l'archétype à plein nez, il faut laisser le temps au mangaka pour planter son casting dans cet univers, fouiller son protagoniste davantage en profondeur et créer des liens forts entre ces jeunes gens pour donner lieu à une palette de figures attachantes, touchantes, et même parfois bouleversantes. Car à ces personnages jeunes, qui ont en théorie la vie devant eux, se dresse un conflit qui ne cessera de gagner en ampleur. Au début du tome, Hiro et son entourage vivent dans leur bulle et s'épanouissent par ce biais. En mettant le pied dans le monde des adultes construit par la guerre, leurs destinées changent du tout au tout, parfois dans des dimensions tragiques. Pour le mangaka qui a occupé une grande place dans la première série Gundam, l'idée de dépeindre de jeunes héros dans un conflit d'envergure est censée, d'autant plus quand il s'agit d'apporter une version particulièrement nihiliste. Car si le récit profite parfois d'une certaine fraicheur liée au style plein de vie de son auteur, il n'hésite jamais à placer la fatalité au centre de l'intrigue et à, parfois, faire se succéder des drames. On a beau les voir venir, leur efficacité est paradoxalement intacte, preuve que les tons et thèmes du manga savent nous toucher bien que certains codes soient aujourd'hui de l'ordre du déjà-vu. Pour cette richesse et cette noirceur, Venus Wars offre une première moitié aussi entrainante que bouleversante.
Entrainante, oui, car Yas parvient à créer une intrigue de guerre rythmée et divertissante à souhait, bien que sombre. Ses messages ne l'empêchent pas de créer un récit qui progresse tambour battant, qui sait exploiter sa galerie de personnages, faire grandir les enjeux et devenir quasiment addictif. Un effet que l'on doit en partie à sa narration qui fourmille de détails et des cases qui s'enchainent de manière spectaculaire, un peu à la manière des œuvres de Katsuhiro Otomo, bien que leurs pattes soient très différentes. Pour les lecteurs qui ont été conquis par la narration d'Arion, cette efficacité du neuvième art se retrouve dans Venus Wars, et ce malgré quelques transitions parfois abruptes qui impliquent quelques efforts du lecteur pour se remettre dans le contexte.
Pour toutes ces raisons, Venus Wars peut assez difficilement laisser de marbre. Si l'œuvre approche doucement de son quarantième anniversaire, elle reste particulièrement actuelle dans ses thèmes, et saisissantes, voire viscérale, dans la manière de développer son propos dans un récit au rythme impeccable. Si un pavé de 510 pages peut effrayer, le récit se lit tout seul tandis que les grandes dimensions de l'ouvrage (les mêmes que celles d'Arion) apportent un certain confort de lecture. Confort renforcé par la qualité même de l'ouvrage, son joli papier et ses bonnes finitions, ainsi que par la traduction de Jean-Philippe Dubrulle qui retranscrit très bien dans son texte les nuances de l'intrigue et des personnages. Cette première moitié de Venus Wars est certainement un must-read de l'été pour tout amateur de récits de science-fiction et amoureux de mangas patrimoniaux.