Tokyo Kaido Vol.1 - Actualité manga
Tokyo Kaido Vol.1 - Manga

Tokyo Kaido Vol.1 : Critiques Les Enfants prodiges

Tokyo Kaido

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 03 Février 2017

Au sein de la clinique Christiania, le Dr Tamaki, neurochirurgien de son état, effectue des recherches sur le cerveau afin de soigner des pensionnaires parfois atteints de sérieux troubles. Parmi eux, Hashi, 19 ans et demi, qui, depuis un accident qui a laissé dans son cerveau un petit débris de voiture, ne peut s’empêcher de dire tout ce qu'il pense et ressent à voix haute, y compris les choses les plus désagréables. Hana, 21 ans, jeune femme souffrant d'une maladie qui peut provoquer en elle des orgasmes à n'importe quel moment, y compris en public. Mari, une fillette de 6 ans qui ne perçoit pas les être humains qui l’entourent. Et Hideo, petit garçon de 10 ans persuadé d'être un surhomme, voyant des ovnis et pensant avoir des super pouvoirs. Entre quotidien, problèmes et traitements, la vie pour ces jeunes gens n'est pas toujours facile...

On lui doit Dragon Head, fresque sur la peur humaine dans un monde détruit qui possède aujourd'hui un statut culte dans la sphère manga, ainsi que le one-shot horrifique La Dame de la Chambre Close, ou encore la folle aventure Maiwai. Mais c'est semble-t-il avec le formidable Chiisakobé, sa dernière oeuvre en date, que Minetarô Mochizuki a vu ses talents plus largement reconnus dans notre pays. C'est fraîchement récompensé au Festival d'Angoulême pour cette dernière oeuvre que l'artiste revient chez le Lézard Noir avec Tokyo Kaido le chaînon manquant de sa bibliographie. Chaînon manquant, car cette série en trois tomes, publiée au Japon de 2008 à 2010, est l'oeuvre sur laquelle Mochizuki a démarré l'optique de changement qu'il a ensuite poursuivie avec Chiisakobé : limitation des traits, graphisme plus épuré, gros travail de composition... le tout pour des oeuvres se voulant plus personnelles, éloignées des considérations purement commerciales et, donc sans entraves artistiques.

Le premier mot que l'on fera sera donc d'ordre visuel. On trouve déjà en ce tome 1 de Tokyo Kaido un trait plus clair et un peu épuré, permettant au dessinateur de mieux faire ressortir ce qu'il souhaite, pour un résultat offrant souvent un très beau travail de composition. On note déjà un fort souci du détail, des objets, des gestes... mais aussi un gros travail de mise en scène. Débordant parfois de son découpage des cases pourtant bien délimité et propre afin de faire encore mieux ressortir certains gestes par exemple, l'auteur joue également beaucoup sur les angles, en plongée ou contreplongée, en mettant au premier plan certains parties du corps en particulier (jambes, têtes, bras...), ou en plaçant notre regard par dessus les personnages, voire juste à côté de leur tête comme s'ils avaient une caméra derrière l'épaule. Le mangaka prend même parfois le parti de nous montrer les choses à travers les yeux des personnages, nous montrant alors pleinement la manière dont ils voient le monde. Par exemple, nous voici voyant un ovni dans le ciel à travers le regard de Hideo, alors qu'il n'y en a pas normalement.

Nous montrer comment ces jeunes ayant des troubles du cerveau voient le monde, c'est d'ailleurs ce que nous propose Mochizuki dès les premières pages, pour un début original et intrigant : Mari voit des chiens avec une laisse en l'air sans personne au bout parce qu'elle ne calcule pas les humains, ne voit personne au volant des voitures qui circulent, voit des verres se soulever seuls, puis Hana se retrouve à se masturber en public à côté d'un homme gêné... Ces petites fantaisies ne cesseront jamais vraiment pendant la lecture, preuve que Mochizuki mène son oeuvre comme il le souhaite, et cet aspect un peu fantaisiste est renforcé par le look des personnages. Avec ses grosses lunettes et sa dent manquante, Mari a l'air toujours contente vu qu'elle n'a pas conscience de ce qui l'entoure et qu'elle est dans son monde. Persuadé d'être un surhomme, Hideo se promène avec une cape. Hashi se cache derrière une mèche. Quant à Hana, on retrouve en elle la pointe d'érotisme presque fétichiste que l'auteur aime glisser depuis Maiwai (on se souvient de Funatsu dans cette dernière série, ou plus récemment de Ritsu dans Chiisakobé... Ici, on sent que l'auteur aime les jambes de son personnage). Sans oublier les autres pensionnaires de la clinique.

Tout cela, surtout au tout début, peut instaurer une atmosphère au premier abord assez légère, un peu décalée, voire comique, d'autant qu'on peut trouver que Mochizuki exagère volontairement un peu les troubles. Et cela réapparaîtra par bribes par la suite. Pourtant, on cerne très vite que la série va aborder des thématiques bien plus sérieuses voire dramatiques qu'il n'y paraît.

"Les gens cachent la vérité par des mensonges, ils ne peuvent pas vivre en montrant ouvertement des trucs honteux !"

On l'a dit plus haut, Tokyo Kaido est la série avec laquelle Mochizuki a commencé à changer d'orientation en voulant offrir des récits plus épurés, plus personnels et plus intimes, chose qu'il a perfectionnée dans Chiisakobé. On retrouve ainsi des thèmes très proches dans les deux séries. Avec Chiisakobé, l'auteur développait des héros peinant à extérioriser leurs émotions et sentiments, et où, pour les comprendre, il fallait souvent commencer par observer leurs petits gestes et tics. Dans Tokyo Kaido, il prend la voie opposée : les enfants/adolescents/jeunes adultes ayant des troubles extériorisent tout ce qu'ils ressentent et pensent, bien souvent sans le moindre filtre. Que ce soit par la parole pour Hashi, par les gestes pour Hana, par les deux pour Hideo, ou par la non-conscience du monde qui l'entoure pour Mari. Mais l'optique finale est similaire : Mochizuki livre déjà ici des personnages marqués par des difficultés sociales, par des troubles dans leur rapport aux autres.

"Comment voit-elle le monde, seule comme elle est ?"

Le principal intérêt de l'oeuvre est peut-être là. On suit des jeunes gens qui, à cause de leurs troubles auxquels ils ne peuvent rien, ont toutes les difficultés du monde à créer des liens avec les autres, ont la sensation d'être incompris par tout le monde, finissent même par vouloir mourir, ou par rechercher naturellement la solitude plutôt que d'éternellement chercher à être compris et acceptés. Par exemple, les paroles agressives de Hashi, même s'il ne peut se contrôler, lui vaut régulièrement d'être passé à tabac sans autre forme de procès.
Dans cette optique, une scène précise dégage puissance et symbolisme quant à l'état d'esprit des personnages : la double-page reprenant la Nuit Etoilée de Van Gogh, mettant face aux jeunes un cadre qui se déforme, montrant ainsi qu'ils ne parviennent pas à comprendre le monde et à y trouver leur place, comme s'ils n'y existaient pas ou en étaient exclus.
L'objectif pour eux ? Sans doute essayer de surmonter leur différence, chercher à vivre dans un monde qui les connaît mal, qui ne cherche pas à les comprendre, ou qui se contente simplement de mettre de côté ou de voir d'un mauvais oeil la différence, l'anormalité. Peut-être veulent-ils simplement réussir à s'accepter dans cette société et être vus comme des êtres humains...
Ainsi, on a une nouvelle fois un certain portrait d'une jeunesse qui ne rentre pas dans le moule et peine à trouver sa place.

"Quand tu ouvres la bouche, ce que j'entends, c'est : "aimez-moi, aimez-moi, aimez-moi"..."

Le dernier élément d'importance est sûrement le manga dans le manga que nous offre Mochizuki. Car Tokyo Kaido est également le nom du manga fictif que Hashi dessine dans la série, et qu'il espère un jour faire publier aux éditions Dystopia (ça ne s'invente pas). Hashi s'y représente, et s'y dessine sous les traits d'un monstre rejeté, ce qui lui permet sans nul doute d'exprimer plus posément ce qu'il ressent réellement, même si son manga est vu comme un tout bizarre. C'est un récit personnel, intime (car puisant dans la vie et le ressenti de son jeune auteur), soit exactement comme ce que Mochizuki a choisi de faire dans la nouvelle orientation de sa carrière. Pour pousser la mise en abyme plus loin, on peut souligner le passage où Hideo, après avoir écouté Hana lui raconter l'histoire de Tokyo Kaido, lui dit qu'il s'y reconnaît aussi, ce passage soulignant alors qu'une oeuvre personnelle doit aussi toucher un public et doit savoir parler à son lectorat. C'est exactement ce que Mochizuki fait : tout en développement un art personnel, il parvient à nous toucher via son portrait de jeunes troublés dans un monde formaté qui peine à les accepter et à les comprendre.

En se payant en plus le luxe d'un climax de fin de tome horrifiant (à titre personnel, une fin de tome ne m'avait plus autant cloué sur place depuis Solanin d'Inio Asano en 2008), ce premier volume de Tokyo Kaido est ainsi une véritable réussite tant dans son fond que dans sa forme. Mais aussi dans son édition impeccable, portée par la traduction très soignée de Miyako Slocombe.

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17.5 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs