Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 22 Septembre 2023
Mois de la rentrée des classes, septembre est le moment idéal pour que les éditions Kana lancent en France leur nouvelle romance scolaire, et pas des moindres puisqu'il s'agit de Boku no Kokoro no Yabai Yatsu alias The Dangers in My Heart, une oeuvre particulièrement remarquée à la fois parce qu'une récente adaptation animée l'a popularisée à l'international au printemps dernier en rencontrant un certain succès (si bien qu'une saison 2 est déjà prévue), parce que ses ventes au Japon n'ont cessé de s'accroître au fil des tomes en cumulant à ce jour plus de 8 millions de livres en circulation, et enfin car il s'agit également d'un succès critique avec plusieurs prix et nominations: manga nominé au prestigieux Prix Manga Taisho 2020, puis prix du web manga au Tsugi ni Kuru Manga Award 2020, et récompensé du Grand Prix au Tsutaya Comic Awards 2021.
Lancée au Japon en 2018 sur le site Manga Cross des éditions Akita Shoten en comptant 8 tomes à l'heure où ces lignes sont écrites, la série marque le retour en France de Norio Sakurai, une mangaka qui était très, très loin de nous avoir laissé un bon souvenir avec sa précédente série longue Mitsudomoe, partiellement sortie en France entre 2008 et 2010 sous le titre les Triplées chez Doki-Doki, avant que l'éditeur ne décide d'en stopper la publication après 6 tomes (sur un total de 19) à cause de faibles ventes mais aussi d'une tonalité passant très mal en France. Alors, The Dangers in My Heart sera-t-elle l'occasion de nous réconcilier avec cette autrice ?
Cette histoire nous immisce auprès de Kyôtarô Ichikawa, un jeune garçon en deuxième année de collège qui est loin, très loin d'être sociable: souvent seul, très introverti, il en est venu à développer une nature très pessimiste et asociale, à tel point qu'il a souvent des idées noires, en particulier envers sa camarade de classe Anna Yamada. Grande, belle au point de déjà faire du mannequinat dans certains magazines, sociable en étant bien entourée par ses amies, gentille, Anna apparaît pour quasiment tout le monde comme une adolescente lumineuse, et il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'elle soit la fille la plus populaire de l'école. Et ça, ça semble intérieurement beaucoup agacer Kyôtarô, qui fantasme alors secrètement sur l'idée de tuer et de faire souffrir la jeune fille. L'adolescent se définit lui-même comme un garçon dérangé, dont les pensées obscures le dégoûtent lui-même. mais a priori, il n'y peut rien: ces idées obscures sont là, et c'est tout.
Le moins que l'on puisse dire est que, dans sa globalité, ce premier tome a de quoi beaucoup déranger et déstabiliser, au vu de la nature qui semble être celle de Kyôtarô, jeune garçon qui n'a au départ vraiment rien du tout de sympathique et que l'on imaginerait presque déjà devenir un sociopathe en puissance en grandissant. Et cette atmosphère très troublante, qui pourrait facilement faire bondir et fuir une partie du lectorat, elle perdure et se fait plus insistante non seulement via la tendance de Kyôtarô à insulter les gens dans sa tête et à être parfois gênant (comme quand il avoue avoir envie de bander), mais aussi voire surtout à travers des personnages secondaires qui, en commençant par le dénommé Adachi, ne pensent littéralement qu'au cul, ce garçon-là passant son temps à parler de ses fantasmes sur les filles (Yamada en tête bien sûr). Dans le fond, on peut tout à fait comprendre cet aspect comme un portrait de choses qu'on a tous ressenties à l'adolescence, période où l'on s'éveille au sexe. Mais dites-vous bien que Norio Sakurai choisit d'aborder ça de manière très crue dans ses textes, ce qui plaira ou rebutera totalement selon les gens.
C'est dans cette atmosphère très particulière que l'on commence à suivre le névrosé Kyôtarô au fil de divers événements scolaires (les cours, les pauses, la fête culturelle qui le gonfle, un passage à l'infirmerie, le sport... et surtout ses passages à la bibliothèques où il se réfugie régulièrement) qui sont régulièrement pour lui l'occasion de laisser vagabonder ses idées noires sur Anna... et pourtant, il en prend petit à petit conscience: bien souvent, son comportement est contraire à ses sentiments. Plus d'une fois, sans qu'il comprenne lui-même pourquoi, quand il n'est pas à deux doigts d'avoir des comportements minables, et même s'il a un peu un comportement de stalker, il se plaît à observer une Anna dont l'image de fille parfaite se fissure un peu: elle sourit toute seule quand elle mange des chips ou ses indispensables bonbons, elle aime même les friandises pour les très jeunes enfants, elle a parfois l'air totalement ailleurs... Et puis, mine de rien, il se surprend à vouloir la préserver et la protéger de plein de petites choses, que ce soit d'un dragueur bien lourd, des frasques perverses d'Adachi, ou de l'envie de la jeune fille de pleurer secrètement. Alors, on sent bien que ce que ressent le jeune garçon, c'est quelque chose qu'il n'avait jamais connue avant et dont il n'a alors pas encore conscience: derrière ses idées noires et dérangeantes de garçon ayant toujours été asocial, il y a de l'amour pour Anna, mais un amour qu'il ne sait pas du tout exprimer. Nul doute, alors, que l'un des enjeux du récit sera de le voir, petit à petit, difficilement prendre conscience de ses sentiments, les accepter, briser la distance avec les autres... et pour ça, il devrait facilement pouvoir compter sur une Anna pour l'instant clichée mais assez chouette dans son genre, les interactions de ces deux-là donnant déjà lieu à quelques brefs instants un peu adorable au beau milieu du flot de malaise dérangeant.
A l'arrivée, on a un début de série qui, au vu de son approche et de sa tonalité, ne plaira assurément pas à tout le monde (et l'auteur de cette chronique a lui-même eu énormément de mal à rentrer dans le récit). Néanmoins, quelque chose d'intrigant se met peu à peu en place, en particulier dans les dernières dizaines de pages où un début de prise de conscience est déjà entamé chez Kyôtarô. On se dit alors que le choix de Kana de publier les deux premiers tomes simultanément est très bon, tant le deuxième volume pourrait nous donner une meilleure idée de la direction que va prendre cette oeuvre. Affaire à suivre donc, mais dans l'immédiat ce tome 1 mérite au moins le bénéfice du doute.
A part ça, une chose est sûre: on sent que Kana croit en la série en la chouchoutant d'entrée de jeu, non seulement avec la présence de jaquettes alternatives réversibles pour le premier tirage de chacun des deux premiers tomes, mais aussi en offrant en librairies un kit papeterie pour l'achat des deux volumes. A part ça, on retrouve le petit format shônen typique de l'éditeur avec un papier fin mais souple et assez opaque ainsi qu'une qualité d'impression tout à fait correcte. On saluera surtout la première page en couleurs sur papier glacé, le lettrage soigné, et la traduction de Sophie Lucas qui tâche vraiment bien de coller à la tonalité souvent crue.