Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 13 Mars 2024
Quelques semaines après la conclusion de Karakuri Circus aux éditions Meian et le lancement de Crescent Moon - Dance with the Monster chez Ki-oon, le génial Kazuhiro Fujita continue, pour notre plus grand bonheur, de s'offrir une riche actualité en France en ce mois de mars, avec le lancement aux éditions Mangetsu de Sou Bou Tei. De son nom original "Souboutei Kowasu Beshi" (littéralement "Souboutei doit être détruit"), cette série en 25 tomes a vu le jour au Japon entre 2016 et 2021 et, comme tous les précédents shônen-fleuves de l'auteur (Ushio & Tora, Karakuri Circus, Moonlight Act), a été prépublié dans l'emblématique Shônen Sunday, le magazine shônen phare des éditions Shôgakukan.
Notez que, pour pouvoir développer un minimum cette chronique, certains spoils des tout premiers événements vont être faits car ils sont essentiels à la mise en place de l'histoire. Ces différents événements ont beau être brillamment condensés par l'auteur en quelques dizaines de pages de ce tome, sautez les trois prochains paragraphes si vous souhaitez absolument ne rien savoir du tout avant votre lecture !
"L’histoire que je vais te conter est celle d’une maison hantée, comme il en existe dans toutes les villes. Sauf que celle-ci est très spéciale et vraiment étrange."
Le tome s'ouvre sur ces mots nous montrant d'emblée la passion intacte de Fujita pour raconter des histoires, avant de nous offrir une brève vision d'effroi où trois enfants, alors qu'ils s'amusent à se faire peur en parcourant un grand manoir vide du nom de Sou Bou Tei, vont réellement vivre une expérience cauchemardesque, avec déjà ce qu'il faut de visions terrifiantes (mais ne gâchons pas la surprise, qui met immédiatement dans le ton). Depuis, des décennies semblent passées, et l'on retrouve les deux garçons du trio alors qu'ils sont devenus vieux mais n'ont jamais oublié ce qu'ils ont vécu: ils ont tout fait pour se hisser à la tête du gouvernement japonais, avec pour unique but de trouver comment détruire le fameux manoir à l'apparence tordue, qui ne semble définitivement comme aucun autre, et qui continue de se dresser là, au beau milieu du quartier de Numanakarai à Tokyo, en conservant la même apparence alors qu'il est inhabité depuis bien longtemps.
Tsutomu Takoha habite justement dans un appartement à côté du Sou Bou Tei. Jeune homme rêvant de percer dans l'art du livre pour enfants grâce à ses illustrations mais n'ayant aucun succès, il se sent toutefois revigoré après avoir montré ses dessins à Rôkurô Tachiki, son tout jeune nouveau voisin, qui vient tout juste d'emménager avec son père dans l'annexe du Sou Bou Tei qui était autrefois réservée aux domestiques. Se liant d'amitié avec cet enfant, Tsutomu lui promet même de faire pour lui des illustrations de chat... mais aura-t-il l'occasion de les lui montrer ? En effet, en visitant l'intérieur du vieux manoir inhabité avec son père sur suggestion de Tsutomu, Rôkurô ne pourrait aucunement imaginer l'horrible tragédie qui l'attend et dont il réchappe juste avant une tentative très radicale (balancer des bombes, rien que ça) mais à nouveau inutile du gouvernement de détruire le lieu. Inquiet pour le petit garçon, Tsutomu part à son chevet, à l'hôpital où il se trouve. amis quand il se réveille, l'enfant d'abord traumatisé laisse vite place à un profond désir: celui de se venger en détruisant le Sou Bou Tei.
Comme si ça ne suffisait pas, ces événements en enclenchent bientôt deux autres. D'un côté, Kurenai Tsuge, adolescente considérée comme la meilleure prêtresse du Japon et utilisant des petits sabres pour effectuer ses exorcismes, arrive à Tokyo pour travailler sur le Sou Bou Tei et trouver un moyen de faire disparaître les horreurs insondables touchant quiconque y pénètre. Et elle est d'autant plus déterminée qu'il s'agit désormais, pour elle, d'une affaire très personnelle... Et de l'autre côté, de façon invraisemblable, un avion de ligne en piteux état, disparu 45 ans auparavant en n'ayant jamais été retrouvé, réapparaît et vient s'écraser à l'aéroport de Haneda. A son bord, aucun passager hormis Seiishi, un petit garçon qui ne semble plus totalement humain, qui connaît son nom uniquement grâce à l'étiquette sur son vêtement, qui a un lien étroit avec Tsutomu, et qui a surgi là dans un seul but: lui aussi, il veut détruire le Sou Bou Tei...
L'enjeu de ce premier tome est double: faire ressentir à quel point le Sou Bou Tei est un lieu terrifiant et échappant à toute logique, et mettre en place nombre de personnages qui se retrouvent à tous avoir pour objectif commun de faire disparaître ce lugubre manoir qui, assurément, n'a vraiment rien du tout d'une banale maison hantée. Et sur les deux plans, le moins que l'on puisse dire, c'est que Fujita fait des merveilles ! Comme souvent dans ses oeuvres, l'auteur offre un premier tome qui rentre immédiatement dans le vif du sujet et qui ne nous lâche jamais, tant il s'y passe 1001 choses avec une limpidité narrative exemplaire et une intensité visuelle qui imprègne nos rétines. Tout en introduisant nombre de visages ayant déjà tous leurs enjeux et sur qui on peut déjà se poser un paquet de questions (en tête Seiishi, forcément), le mangaka cristallise efficacement le Sou Bou Tei comme un endroit horrifique dont il est impossible de ressortir indemne, qui échappe à la logique de notre réalité au vu de son côté indestructible et des événements qui s'y passent (comme s'il s'agissait d'un organisme vivant dévorant celles et ceux qui le pénètrent), et qui a une apparence délicieusement sinistre avec son côté très vieillot et abandonné ainsi que ses architectures tordues. Et pour porter constamment ce début de récit, Fujita n'est pas avare en autres trouvailles graphiques: en plus de ses planches fournies et de ses typiques designs bien reconnaissables et très expressifs, on pourrait noter ses différentes manières de représenter l'angoisse et l'horreur (entre petites pointes proches de body-horror et jeux d'ambiance sinistre, on a ici une palette variée), et des idées comme la manière de se battre surnaturelle de Seiichi (corps résistant aux coups, membres pouvant se transformer...).
A l'arrivée, comme toujours dans ses oeuvres, Fujita installe d'emblée un univers original que l'on devine très foisonnant tant il y a de choses à y retenir, et pourtant tout nous apparaît toujours très clair derrière la densité permanente de la lecture. Sur un créneau qui promet d'être un peu plus teinté d'horreur que les autres travaux du maître (même si plusieurs de ses oeuvres ont déjà touché à l'horreur), il est impossible de ne pas avoir hâte de voir ce qu'il nous réserve comme folies, après cet impeccable opus d'introduction.
Concernant l'édition française, notons tout d'abord le choix de Mangetsu de proposer un format agrandi. Forcément, le prix s'en ressent puisqu'il est de 9,95€, cependant l'éditeur a le mérite d'avoir voulu rester sous la barre symbolique des 10€, et surtout ce genre de grand format se prête particulièrement bien à un dessin aussi dense que celui de Fujita ! Ensuite, du côté de la jaquette, elle est sobre, reprend l'illustration de la version japonaise en la recentrant un peu pour un résultat convaincant, et bénéficie d'un logo-titre bien incrusté et imaginé de la part de Haikel "Luchisco" B. avec un côté aussi tordu que le fameux manoir. Enfin, à l'intérieur, on trouve une bonne qualité d'impression sur un papier souple et bien opaque, une traduction claire d'Arnaud Takahashi, et un travail de lettrage très propre de Raphaëlle Marx.