Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 21 Septembre 2022
Chronique 2 :
Au fil des mois, depuis 2020, Akane Torikai a trouvé sa place dans le catalogue des éditions Akata, au point de devenir une des autrices incontournables de la maison. Abordant différents genres, du drame à la science-fiction en passant par la tranche de vie, la mangaka a su donner une personnalité forte à ses œuvres, par ses nuances et ses sous-textes sociaux, toujours dans une optique de raconter quelque chose sur notre monde contemporain, et surtout sur les relations entre humains, plus spécifiquement entre hommes et femmes. Après le poignant En proie au silence, le dystopique Le siège des exilées, le déroutant Sans préambule et le savoureux recueil d'histoires courtes You've gotta love song, on attendait avec impatience de découvrir un autre morceau de la carrière de l'artiste.
Dès le mois de février 2022, Akata lance la parution de Saturn Return, la dernière série en date d'Akane Torikai vouée à se conclure avec son dixième tome, ce qui en fera son manga le plus long. C'est en 2019 que le titre fut lancé, au sein du magazine Big Comic Spirits des éditions Shôgakukan. Pour la version française, Akata laisse le titre inchangé, un choix judicieux pour respecter la symbolique qui pourrait se développer au fil du récit.
Adolescente, Ritsuko Kaji entretenait une forte amitié avec Nakajima. Etrangement, ce dernier lui a autrefois fait part de son désir de vouloir mourir avant ses 30 ans, mais souhaitait laisser une trace forte de son existence par la plume de son amie. C'est ainsi qu'en puisant dans la personnalité de Nakajima, Ritsuko a écrit un best-seller et est devenue autrice à succès, bien qu'elle n'ait plus écrit depuis des années. Menant un quotidien ordinaire aux côtés de son compagnon avec lequel elle désapprouve secrètement son rêve de devenir parent, la jeune femme apprend la terrible nouvelle : Nakajima est mort. Replongée dans son passé, sur les traces de son défunt camarade et aux côtés d'un éditeur novice qui souhaite un nouveau succès de l'écrivaine, Ritsuko se lance dans une quête emplie de nostalgie et de mélancolie.
En plus d'être une artiste qui a énormément de choses à dire sur la société, Akane Torikai nous a habitué à des intrigues aux élans dramatiques, y compris quand elle abordait le genre de la science-fiction avec Le siège des exilées. Dès les premières pages, Saturn Return ne trahit pas cette intention, par ce simple flashback de l'ami d'autrefois de l'héroïne qui promet de mettre fin à ses jours avant d'avoir atteint les 30 ans. Le ton est, d'emblée, mélancolique pour ne pas dire sombre, et la suite de ce simple premier tome va nous prouver que la mangaka propose là l'un de ses récits les plus ambitieux, si ce n'est le plus ambitieux à ce jour.
Car l'histoire de Ritsuko va montrer une grande densité avec ce premier opus qui, partant du point de départ de la mort de Nakajima, va lancer un voyage presque initiatique, teinté de désespoir, de deuil, d'incompréhension, et peut-être d'auto-recherche pour la protagoniste qui semble subir son quotidien plus que tout. Celle-ci n'a pas l'air à plaindre dans sa vie de tous les jours, mais on comprend au fil des pages que tout ne colle pas avec son compagnon, et que le quotidien de l'autrice s'avère morne. La mort de Nakajima est un déclencheur, du scénario d'une part, mais aussi pour Ritsuko qui va vivre le drame comme un déclic, entamant une véritable enquête aux côtés d'un camarade de route improvisé : Koide, son nouvel éditeur.
Dans cette atmosphère très particulière, à la fois douce et vénéneuse, les interactions entre l'héroïne et Koide font presque office de vent de fraîcheur. Il faut dire que la simplicité de l'homme joue énormément sur les quelques notes légères, en plus d'être un complément idéal aux états d'esprit mornes d'une Ritsuko qui semble se dévoiler peu à peu au contact de son partenaire de travail. Et outre les deux individus, les relations humaines ne manquent pas, chacun vivant à sa manière une histoire amoureuse qui semble aller droit dans le mur, ou du moins qui souffre d'obstacles. Est-ce qu'Akane Torikai compte simplement narrer une romance entre les deux protagonistes ? L'idée, simple, est difficile à entrevoir du fait que les intrigues auxquelles l'autrice nous a habitués ne sont jamais cousue de fil blanc. Et parce qu'elle a à cœur la complexité des relations sociales, on peut s'attendre à tout du côté des enjeux dramatiques et relationnels.
C'est aussi par ces relations qu'on entrevoit quelques messages propre à l'oeuvre de la mangaka. Car dans ces relations, il est souvent question du décalage qui peuvent exister entre femmes et hommes, et en filigrane du caractère nocif qui peut découler des désaccords ou du manque de communication. C'est encore léger, mais on peut s'attendre à ce que ces réflexions prennent plus d'ampleur dans les opus suivants. Car Saturn Return a encore 9 volumes devant lui, ce qui est bien assez pour permettre une grande richesse scénaristique.
Par son ambiance, ses personnages complexes et nuancés et ses airs de voyage de deuil et de commémoration, ce début de récit retient toute notre attention. Nous n'avons là qu'un tome de démarrage, mais celui-ci est suffisamment complet pour qu'on en attende beaucoup de la suite. Si Akane Torikai nous a déjà régalé avec ses mangas précédents, Saturn Return a le potentiel pour aller encore au delà.
Concernant l'édition, Akata propose un bel ouvrage avec le papier épais qu'on lui connaît, un lettrage bien agencé d'Erwan Charlès, ou encore une couverture sobre mais efficace de fidélité à l'original de la part de Clémence Aresu. Côté traduction, la tâche ne semble pas simple mais Gaëlle Ruel, désormais habituée aux histoires de Torikai puisqu'elle s'est occupé d'En proie au silence, Le siège des exilées, Sans préambule et You've gotta love song, offre un texte qui retranscrit les nuances, ambiguïtés et tonalités du récit avec efficacité.
Chronique 1 :
En trois oeuvres, Akane Torikai est devenue, ces dernières années, l'une des mangakas-phares du catalogue des éditions Akata, notamment par sa faculté à décortiquer puissamment la condition féminine dans nos sociétés, le tout en parvenant à se renouveler et à toucher des genres bien différents (le drame réaliste d'En proie au silence, les histoires courtes dans You've Gotta Love Song, la science-fiction via Le Siège des exilées) Il n'y a donc rien d'étonnant à la voir revenir chez l'éditeur en ce début d'année 2022, avec la parution simultanée de deux nouveaux titres. D'un côté, Sans Préambule, un recueil échappant aux catégorisations habituelles et où l'autrice promet plus d'expérimentations visuelles que jamais. Et de l'autre côté, l'oeuvre qui nous intéresse dans ces lignes: Saturn Return, qui est tout simplement la dernière série en date de l'autrice, et qui suit son cours au Japon depuis 2019 aux éditions Shôgakukan au sein de l'excellent magazine Big Comic Spirits (le magazine, entre autres, de Dead Dead Demon’s DeDeDeDe Destruction, Ping Pong, 20th Century Boys, I am a Hero...).
"Hé... écris une belle histoire ! Ecris-la... comme une preuve que j'ai existé."
Dans Saturn Return, tout commence par cette phrase qui semble sortir du passé, prononcée par un jeune garçon à son amie. Avant que l'on assiste, visiblement quelques années plus tard, à une triste pendaison dans une petite chambre où figure un livre, "Le pays de la sieste". Ce livre, on apprendra bien vite qu'il a été écrit par Ritsuko Kaji, notre héroïne. Romancière vraisemblablement dans la trentaine, elle est en plus en couple avec Kazufumi, un homme qui semble beaucoup l'aimer. Entre vie personnelle et vie professionnelle, les choses semblent d'abord se dérouler de façon tout à fait classique et banale pour notre héroïne... mais entre de possibles problèmes de grossesse et un syndrome de la page blanche qui dure depuis la sortie de son premier succès il y a 5 ans, il n'en est en réalité rien du tout, et Ritsuko semble alors souffrir d'un profond mal-être. Et ce mal-être pourrait prendre un nouveau virage quand elle apprend que Nakajima, son ami d'autrefois avec qui elle avait coupé le sponts depuis quelques années mais pour qui elle avait vraisemblablement écrit son premier roman à succès, s'est suicidé, pendu dans sa chambre, juste avant ses 30 ans. Exactement comme il le lui avait prédit quelques années auparavant...
Le moins que l'on puisse dire est que Saturn Return commence fort, en premier lieu en nous offrant un portrait de femme comme Torikai sait si bien les faire, Ritsuko se révélant rapidement comme une femme marquée par les épreuves, par les désillusions, par les incertitudes, au point que certaines personnes la voient depuis longtemps comme un oiseau de malheur bien malgré elle. Pourquoi est-elle ainsi ? Peut-être que ça vient de sa vie de couple, entre une condition de femme au foyer qui semble l'étouffer de plus en plus, les petits mensonges entre elle et son mari qui semblent si anodins mais pourraient être un poids renforçant les incertitudes, ou encore les tourments face à la fonction de mère via des révélations qui arriveront au compte-goutte. Peut-être qu'il faut chercher dans sa vie professionnelle où, depuis son premier succès "Le pays de la sieste", la romancière n'a plus réussi à écrire la moindre ligne valable, malgré les efforts de son ancien responsable éditorial. Ou alors, peut-être est-ce l'ensemble de tout ceci, et que tout est lié par les années passé de la jeune femme, notamment parce que son premier livre à succès fut écrit dans des conditions bien particulières et fortement nourries de son expérience personnelle...
Tout le talent de Torikai réside en une chose: prétextant une enquête avec son nouveau responsable éditorial Koide pour comprendre le suicide de Nakajima et peut-être retrouver une inspiration littéraire, Ritsuko, en plus de se frotter aux épreuves de son présent, doit se replonger dans son passé, quitte à remuer les vieilles plaies qui ont fait d'elle ce qu'elle est. Au fil d'une narration jouant brillamment entre le présent et le passé (ce dernier via les souvenirs), la mangaka décortique alors toujours plus profondément son héroïne, au gré des figures du passé qui se remettent sur son chemin: l'ami suicidé, l'ex qui l'a salement plaquée, l'ancienne meilleure amie perdue de vue... le tout cristallisant toujours plus une idée qui semble au coeur du profond spleen de Ritsuko: le sentiment que notre vie ne nous appartient pas vraiment, et que cette vie ne consiste qu'en une succession de pertes. Et si Torikai parvient à décortiquer aussi profondément toutes les facettes du mal-être de son héroïne, on ne peut s'empêcher de penser par moments, qu'il y a peut-être en Ritsuko beaucoup d'elle, étant elle-même une autrice proche de la quarantaine (en vrai, Torikai a eu 40 ans il y a tout juste quelques mois) avec ce que ça peut impliquer de remises en question et de doutes.
Visuellement, c'est superbe, la mangaka ne cessant décidément de progresser mais aussi de se renouveler juste assez. On reconnaît immédiatement ses designs réalistes, plus encore quand ils sont sublimés par certains plans rapprochés dans de grandes cases fortes. Mais ses décors, tout aussi précis et réalistes ici, n'ont rien à envier au reste en participant beaucoup à l'immersion.
A l'arrivée, Saturn Return se présente comme un récit profondément dur et en même temps profondément humain, en ceci qu'il remue nombre de plaies d'une Ritsuko en qui on devine, par moments, les propres questionnements de Torikai face à des sujets tels que la vie, la mort, les souvenirs, le passé qui nous forge, le temps qui passe, la condition féminine ou même la condition d'écrivaine. L'oeuvre frappe déjà très juste, mais nous promet surtout une suite plus puissante encore.
Enfin, Akata nous offre une édition française aux petits oignons, où l'on appréciera tout d'abord la présence de 5 premières pages en couleurs alors que celles-ci sont absente de l'édition japonaise. A part ça, on a droit à un papier assez souple et bien épais permettant une excellente qualité d'impression, à un lettrage très propre de la part d'Erwan Charlès, à une traduction impeccable de de Gaëlle Ruel qui n'a aucune difficulté à retranscrire la complexité du mal-être de Ritsuko, et à une couverture de Clémence Aresu convaincante car à la fois traduite en français et très fidèle à l'originale japonaise dans la forme.