Critique du volume manga

Publiée le Mardi, 28 Mars 2023

Cinquième anthologie de Cornélius consacrée à Yoshiharu Tsuge, Saisi par la nuit est sorti en France en septembre 2021. Le recueil compte douze nouvelles de l’auteur originellement publiées entre 1975 et 1981. Parmi elles, il y a bien évidemment Saisi par la nuit. Bien qu’elle soit marquante, ce n’est peut-être pas la meilleure histoire de l’ouvrage. Néanmoins, elle en est très certainement la plus représentative tant elle parle à la fois d’angoisse, de perversion, de rêve et de l’auteur en personne, y compris ses proches.

De 1975 à 1981, Yoshiharu Tsuge vit des années compliquées. Il épouse Maki Fujiwara, devient père, mais c’est après la naissance de son fils que sa vie se gâte. L’auteur commence à avoir des crises d’angoisse après l’adaptation au cinéma de sa nouvelle Les fleurs rouges en 1976. L’année suivante, un cancer est diagnostiqué à sa femme. Une situation qu’il vit extrêmement mal, le plongeant dans une profonde déprime qui le pousse à fuir la vie publique pendant une année. Ce n’est qu’en 1980 que les médecins lui diagnostiquent une névrose, mettant enfin un mot sur sa souffrance. C’est à cette période qu’il dessine L’auberge de la pêche d’Aizu, un récit de voyage étonnamment joyeux qui contraste avec le désordre intérieur qui l’habite alors. Arrivant à dessiner un manga qui n’est pas en phase avec son état émotionnel, Yoshiharu Tsuge clame se sentir comme un artisan. Mais que l’on ne s’y trompe pas, malgré les quelques rayons de soleil, c’est la noirceur qui prend les devants dans cette nouvelle anthologie.

Aussi bien dans Saisi par la nuit que dans La dilatation de l’extérieur, l’auteur dessine le monde de dehors qui s’engouffre chez lui, et surtout la peur que cette situation lui inspire. Métaphore de l’angoisse qui l’attrape dans l’une et l’étouffe dans l’autre, ces histoires témoignent du chaos émotionnel de l’artiste. Comme si ça ne suffisait pas, Yoshiharu Tsuge couche sur papier ses fantasmes sadiques, à la fois misogynes et pathétiques. Il est tantôt bourreau comme dans Saisi par la nuit ou Le crime de Yoshibô, tantôt victime comme au sein de La technique fatale du calamar séché où sa compagne s’éprend de son agresseur devant un protagoniste impuissant. Dans Jours joueurs, il déclare qu’il aimerait être comme les ouvriers de chantier qui draguent les femmes, mais il ne peut pas. Le virilisme n’est pas fait pour un homme qui angoisse de s’être bandé la main pour faire croire qu’il souffre et qui aspire à vivre aux crochets de sa femme. Lui se contente de rêves étouffants et des discussions au cours de ses voyages qu’il retranscrit dans L’auberge de la plèbe ou L’auberge de la pêche d’Aizu.

Ce recueil nous présente un homme pitoyable, autrement dit un homme sans talent. Voilà qui fait écho à son manga phare publié pour la première fois en France par Ego comme X et réédité aux éditions Atrabile. En effet, on peut y voir les prémisses dans Jour Joueurs où l’auteur exprime son soulagement de ne plus avoir à rendre de commande de manga. Il se sent revigoré, n’a plus de raison d’être anxieux. Pour lui, dessiner n’a rien d’une libération. C’est un fardeau, une contrainte, une source d’inquiétude même. Il le fait seulement pour gagner un peu d’argent. Il se conterait bien d’être un homme au foyer qui vit tranquillement grâce au salaire de sa femme. Il se complait à faire le ménage, la cuisine, la vaisselle, des normes encore en 1981 très féminines dans la représentation traditionnelle que l’on se fait de la vie à deux. Elles renvoient au modèle du couple qu’il dessinait déjà à ses débuts dans Garo à travers Destinée et surtout Tchiko. De plus, son attrait pour les pierres au centre de L’homme sans talent s’exprime ici pour la première fois avec La pierre poisson. Une nouvelle où le narrateur a bien conscience qu’il s’agit d’une arnaque, mais pris de passion pour l’histoire de cette roche, il veut bien y croire car on ne sait jamais après tout. L’état d’esprit de L’homme sans talent est déjà là, et redécouvrir son grand classique après avoir lu et digéré les récits le précédant s’impose de plus en plus comme une nécessité.

Cependant, nul besoin de resituer Saisi par la nuit dans la bibliographie de Yoshiharu Tsuge pour l’apprécier. Toutes les nouvelles ne se valent pas mais l’anthologie est composée de quelques chefs-d'œuvre dans des genres très différents. C’est le cas de La dilatation de l’extérieur, un récit tout en couleurs dont l’esthétisme est inspiré des peintures minières de Sakubei Yamamoto. Il utilise la claustrophobie pour représenter l’angoisse du monde extérieur, de la solitude et de la mort. Cette histoire mettrait à mal même les personnes ayant réchappé de la nouvelle horrifique Le mystère de la faille d’Amigara de Junji Itô, c’est dire. Plus lumineux Une chambre pour l’ennui n’en est pas moins une merveille. Le narrateur loue une chambre pour ne rien faire. Il y va la journée pour rester oisif. Mais un jour, sa femme découvre son secret. Petit à petit, elle va transformer son petit cocon vide de tout en lui ramenant d’abord de la décoration, puis son matériel de dessin et en finissant par sa mère, symbole d’une autorité et d’une rigueur que Yoshiharu Tsuge cherche à fuir. Ce ne sont donc pas les récits passionnants qui manquent dans ce recueil, et le plus marquant de tous est sans nul doute Les mains à la fenêtre. L’auteur y dessine une nouvelle onirique et surréalisme dans laquelle des mains sont accrochées à la fenêtre d’une banque. À travers l’intervention d’un passant, on découvre leur histoire. Yoshiharu Tsuge y aborde le traumatisme de l’après-guerre dans un Japon qui semble passé à autre chose à travers le regard des oubliés de la société. En découle un obscur récit qui pousse à la réflexion tout en subtilité, et surtout qui nous rappelle que son auteur a encore des choses à exprimer à travers le manga, quand bien même il rejette ce média.

En somme Saisi par la nuit est un nouveau recueil indispensable de Yoshiharu Tsuge. Si le niveau des nouvelles est inégal, certaines atteignent des sommets. Et puis il est de toute façon intéressant et pertinent de suivre le parcours de cet artiste hors du commun de manière chronologique. À noter que l’angoisse et les ténèbres envahissent cette anthologie, mais qu’elle compte aussi de magnifiques passages plus paisibles. C’est notamment le cas la sublime conclusion de la dernière histoire faisant que l’on referme Saisi par la nuit sur une note positive qui est décidément bien agréable.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
jojo81
17 20
Note de la rédaction