Raspoutine le patriote Vol.1 - Manga

Raspoutine le patriote Vol.1 : Critiques

Yûkoku no Rasputin

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 24 Novembre 2022

Depuis l'émergence, début 2021, des éditions Mangetsu qui ont lancé une collection très qualitative sur l'auteur, l'éditeur Delcourt/Tonkam a décidé de se réveiller concernant Junji Ito, mangaka sur lequel il gardera toujours le mérite d'avoir été le précurseur en France, avant de s'endormir dessus pendant quelques années sans être capable de saisir au bon moment sa popularité croissante de ces dernières années. En un peu plus d'un an et demi, l'éditeur historique d'Ito dans notre pays a donc réédité Spirale et Gyo, a propose l'adaptation du roman la déchéance d'un homme d'Osamu Dazai par le maître, a plus récemment oublié une anthologie d'histoires courtes au tout début de ce mois de novembre... Et dans les derniers jours de ce même mois, voici donc que nous arrive Raspoutine le Patriote alias Yûkoku no Rasputin en japonais, une série que l'auteur de cette chronique espérait d'ailleurs en France depuis plus d'une décennie, en bon fan de la première heure d'Ito.

Bouclée en 6 volumes, l'oeuvre a initialement été prépubliée au Japon entre 2010 et 2012 au sein du Big Comic des éditions Shôgakukan, un magazine seinen phare de cet éditeur, ayant notamment vu passer dans ses pages la saga Blue Giant, Maison Ikkoku et Journal de mon père pour ne citer que quelques illustres exemples. La série a une place un peu à part dans la carrière d'Ito, pour deux raisons: non seulement elle fait partie de ces quelques oeuvres où le mangaka s'est essayé à autre chose que l'angoisse et l'étrange (citons aussi, dans ces apartés, Le journal des Chats et bien sûr la déchéance d'un homme, pour évoquer juste les titres sortis en France), mais aussi et surtout parce qu'elle fut la première (et toujours unique à ce jour) série longue où il collabora avec un scénariste... et quel ccénariste ! Il s'agit effectivement de Takahashi Nagasaki, connu entre autre pour ses collaboration avec Naoki Urasawa sur plusieurs séries, mais aussi pour les histoires de Dossier A ou d'Inspecteur Kurokôchi. En somme, un scénariste qui a l'habitude des récits parlant d'Histoire, de contextes géopolitiques, de complots et de diplomatie, et ça tombe bien puisque c'est exactement ce dans quoi va nous embarquer la série ici présente.

Raspoutine le Patriote, très loin de nous proposer une biographie de Raspoutine comme pourrait le laisser penser le titre, nous plonge bel et bien au Japon dans les années 2000, auprès d'un certain Mamoru Yûki. Si ce personnage a un nom fictif, il s'inspire directement d'un homme qui, lui, a bien existé et est toujours vivant actuellement: Masaru Sato, qui est d'ailleurs crédité en tant qu'auteur original puisque le manga ici présent se base sur l'une de ses oeuvres autobiographiques. Né en 1960 à Tokyo, Masaru Sato fut pendant longtemps analyste principal au ministère japonais des Affaires étrangères, spécialisé dans le renseignement diplomatique. Après des études de russe au sein de l’École des langues de l’Armée britannique, il a travaillé à l’ambassade du Japon à Moscou et a alors construit un réseau de canaux d’informations au sein même du Kremlin, en ayant eu une place privilégiée dans les relations entre Japon et Russie et, plus encore, dans un sujet divisant les deux pays: la rétrocession par la Russie, au japon, des île au nord de Hokkaido.

Nous sommes ici au début des années 2000, plus précisément en 2002, et Yûki se retrouve soudainement conspué dans les journaux et par l'opinion publique pour des soupçons d'abus de confiance. Le voici mis en examen, placé en détention provisoire, sur le point de subir à répétition des interrogatoires pointus menés par le procureur Takashi Takamura qui n'a pas d'autre but que de le faire tomber... et, surtout, de faire tomber avec lui Mineo Tsuzuki, député apparemment gênant pour certaines raisons, qui est le premier à avoir repéré les talents de notre personnage principal, et qui a voué sa vie à la fameuse rétrocession des îles du nord. Se sentant piégé, accusé de choses qu'il n'a pas commises, Yûki n'aura de cesse de clamer son innocence ainsi que celle de Tsuzuki, face aux méthodes du parquet qui seront pourtant aussi oppressantes que retorses.

Habitué à ce genre de récit pointu, Takashi Nagasaki livre une narration précise et exigeante, que le dessin intense et le découpage académique et minutieux d'Ito accompagnent fort bien, pour nous plonger dans un récit alternant régulièrement entre le présent de 2002 et les flashbacks qui nous feront remonter le fil de la carrière de Yûki, depuis 1991, à l'aube de l'effondrement de l'URSS, avec l'ouverture sur l'Occident permise par Gorbatchev, et, face à lui, les complots du KGB et du comité central du parti communiste russe. Bien distillés, les moments dans le passé nous présenteront peu à peu comment Yûki a grimpé les échelons, a attiré l'attention de Tsuzuki qui l'a pris sous son aile, s'est retrouvé à l'ambassade japonaise à Moscou, est même devenu une sorte d'espion... Ce parcours en lien étroit avec la Russie expliquant évidemment son surnom de "Raspoutine" trouvé par Tsuzuki, pas pour les nombreuses exactions de la célèbre et effrayante personnalité historique russe bien sûr, mais plutôt pour les capacités de fin analyste de l'état du monde que cet homme possédait assurément.

Tout en présentant avec clarté et immersion les grandes lignes de cette ascension qui ont sans doute un lien étroit avec l'arrestation de Yûki, les auteurs vont surtout mettre l'accent sur les début mouvementés du personnage principal en incarcération, tout d'abord entre les affaires confisquées, le fait d'être appelé par un numéro au lieu de son nom, les nombreuses interdiction (même plus le droit d'utiliser son sceau pour signer), les examens médicaux passant par toutes les étapes y compris les plus humiliantes... Mais c'est surtout dans les phases d'interrogatoires face au procureur que le récit se fera le plus intense, tant Yûki, quasiment seul contre l'ensemble du système judiciaire, uniquement épaulé par les conseils de ses avocats qu'il ne peut jamais voir bien longtemps, ne devra rien lâcher pour s'en sortir. Homme de principes, Yûki ne devra pas céder aux pressions et aux manipulations, et devra se battre en solitaire avec sang-froid, avec ses dons en espionnage, et avec ses capacités d'analyste, face aux différentes méthodes de Takamura: intimidations, acharnement, trahisons, tentatives de le piéger pour lui faire dire ce qui l'arrange, manipulation de l'opinion publique, inculpations supplémentaires pour essayer de le pousser à bout... l'oeuvre dessinant alors les faces sombres du parquet de Tokyo, qui serait apparemment prêt à tout pour ne pas perdre la face, y compris à affirmer la culpabilité d'inculpés innocents. Yûki ne devra jamais céder et la jouer fine pour ne pas être brisé par l'opposition, et à ce titre on appréciera toute une métaphore autour du distributeur automatique qui est assez bien trouvée.

Dommage, toutefois, que l'éditeur n'ait pas jugé utile d'offrir le moindre petit texte explicatif en supplément: au vu du contexte très particulier, riche et pas forcément très connu en France, il aurait été intelligent de contextualiser un peu le tout, ne serait-ce qu'en présentant un minimum Masaru Sato. Il s'agit toutefois de la seule grosse lacune de l'édition française, même si l'on pourra signaler quelques petites coquilles dans les textes (notamment aux pages 35, 159, 205, sans oublier l'erreur de conjugaison dès le synopsis en quatrième de couverture, soit le genre de petites erreurs qui pourraient être facilement rectifiées dans une future réimpression). Hormis cela, on a droit à une traduction appliquée et claire de Jacques Lalloz (le traducteur historique des oeuvres d'Ito chez l'éditeur), à un lettrage propre d'Adèle Houssin, à une qualité de papier et d'impression honnête, et à une jaquette proche de l'originale japonaise tout en bénéficiant d'un vernis sélectif.


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs