Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 28 Août 2024
Quoi de mieux qu'une triple dose de Keigo Shinzo pour profiter au mieux de l'été ? C'est ce que nous propose Le Lézard Noir en ce mois d'août avec la parution simultanée du volume 6 de la tranche de vie déjà culte Hirayasumi, du tome 1 de La Planète Verte sur lequel nous sommes déjà revenus, et de l'ouvrage qui nous intéresse dans ces lignes: No Reaction. Sorti au Japon en septembre 2022 aux éditions Shôgakukan sous le titre "Sentimental Muhannô" (littéralement "Sentimental Insensible" ), soit six ans après son précédent recueil d'histoires courtes Holiday Junction, cet album d'environ 200 pages regroupe huit récits que l'illustre mangaka a conçus entre 2017 et 2021 pour différents magazines: le Morning des éditions Kôdansha pour l'une d'entre elles, puis le Big Comic Spirit, le Big Comic Original, le Mangakabion spécial Taiyou Matsumoto et surtout le Hibana, tous issus de la maison d'édition Shôgakukan.
Les cinq premières histoires (celle du Morning et les quatre du Hibana) voient toutes le mangaka narrer un moment de vie à sa façon. Ici, un adolescent est accompagné dans sa fugue par trois potes, sans savoir que celui qui le suivra jusqu'au bout est celui qu'en réalité tout le monde déteste pour certaines raisons. Là, alors que l'arrivée de la Troisième guerre mondiale a fait de l'avenue Yasukuni de Shinjuku une ligne de front, deux soldats partagent un saké et évoquent leurs souvenirs dans un izakaya désormais en ruines. Puis un membre discret du club d'arts plastiques se retrouve à faire du nail art pour une camarade de classe que jusque-là il n'avait pas en haute estime, un futur étudiant découvre le cadre familial très particulier de sa petite amie, un mangaka de bientôt 30 ans (peut-être un alter ego de Keigo Shinzo, puisqu'il avait le même âge lors de la parution initiale de cette histoire en 2017) cherche désespérément quelqu'un pour boire des coups sans chichis... Et mieux vaut ne pas en dire plus sur chacun de ces récits, puisque Keigo Shinzo se fait évidemment un plaisir de leur apporter, à chacun, quelques petits rebondissements, dans des ambiances très différentes, jusqu'à parfois proposer des conclusions en décalage avec les ambiances précédemment installées. Ce jeu sur les ambiances est précisément l'un des éléments offrant beaucoup de saveur à ces histoires, mais le mangaka ne s'arrête pas là en trouvant le moyen, à plusieurs reprises, d'évoquer brièvement certains sujets assez universels comme la détresse de la jeunesse, les affres de la guerre, les petites désillusions pouvant toucher tout le monde, ou encore le matérialisme et ses limites.
Le résultat n'est pourtant jamais lourd: malgré tout, Shinzo aime aller chercher la part de beauté, de chaleur ou de nostalgie un peu réconfortante qui peuvent se trouver derrière certaines situations difficiles, ce qui mine de rien annonce déjà un peu son dernier chef d'oeuvre en date Hirayasumi, tranche de vie "iyashikei" feel-good par excellence. Et le sixième récit de ce recueil est assez symptomatique de ça: en offrant une brève suite à son excellent manga Tokyo Alien Bros. (quel plaisir de revoir Natsutarô et Fuyunosuke), il met en scène une jeune femme tout juste arriver à Tokyo, qui se sent en détresse et perdue dans cette immense mégalopole mais qui, sous les conseils de ses deux nouveaux voisins, va apprendre à repérer les jolies petites choses se cachant derrière le béton de la ville, en la poussant alors à voir les choses différemment.
Enfin, les deux derniers chapitres sont sans doute les plus personnels. Dans l'un, Keigo Shinzo, à travers les traits d'un mangaka fictif du nom de Taguchi, rend un chouette et légèrement décalé petit hommage à son artiste de coeur et sa plus grande influence Taiyou Matsumoto, en mettant assez efficacement le point sur la sensibilité et le côté intimiste de ce grand auteur. Dans l'autre, il se livre sur son opération pour un lymphome malin qui, en période de COVID en 2020, lui a fait vivre quelques semaines assez particulières en hôpital. Sans retenue, mais aussi avec une certaine légèreté de ton bienvenue, Shinzo lvire des anecdotes bien dosée, jusqu'à finalement nous dévoiler les origines riches de sens de Hirayasumi, qu'il a précisément commencé à imaginer pendant cette période délicate.
C'est désormais une habitude avec Keigo Shinzo: que ce soit sur ses séries plus longues ou dans le registre des histoires courtes, l'auteur excelle décidément toujours, et il le démontre encore ici au travers de ces huit récits qui sont tous assez délicieux dans leur genre respectif. Ajoutons à ça une édition française soignée (grand format sans rabats ni jaquette qui est habituel pour les mangas de l'auteur, bonne qualité de papier et d'impression, lettrage propre et traduction claire de Sylvain Chollet), et il n'y a alors vraiment pas de quoi bouder son plaisir quand on aime ce brillant mangaka.