Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 31 Mars 2025
Avec des mangas-choc engagés comme Prisonnier Riku, Le Bateau-Usine ou encore, à l'époque de leur collaboration avec Delcourt, Ki-Itchi!! et Ki-Itchi VS, les éditions Akata ont depuis longtemps bien montré leur intérêt pour des oeuvres où il est question de révolution et de se rebeller contre l'oppression, les inégalités et les injustices de ce monde, pour poser un regard acéré sur la société. C'est dans cette veine que vient s'inscrire leur nouveauté de cette toute fin de mois de mars: Les Nations du Soleil Sanglant, une série qui a pour titre original "Nippon Sangoku" (littéralement "Les Trois Royaumes du Japon" ), qui compte six volumes à l'heure où ces lignes sont écrites, et qui suit doucement mais sûrement et méticuleusement son cours au Japon aux éditions Shôgakukan, sur l'application Manga One et dans le magazine web Ura Sunday (ce qui, étonnamment, lui fait côtoyer ou lui a fait côtoyer des titres plus typés shônen comme Battle Game in 5 Seconds, Kengan Ashura, The Legendary Hero is Dead!... l'un des buts de l'Ura Sunday depuis sa création en 2012 étant précisément de s'affranchir du strict cadre "shônen" pour s'aventurer vers des récits ou auteurs un peu plus atypiques ou mâtures).
Il s'agit là de la première publication française et de la deuxième série au Japon d'Ikka Matsuki, un tout jeune auteur né en 1994 et ayant débuté en 2016. Ses premières années de carrière se limitent à des histoires courtes dont certaines furent récompensées, notamment "Onsoku no Queen" qui a remporté le prix du rookie du Shônen Jump des éditions Shûeisha en 2016 et "Netsudan Kuukan" qui a lui a permis de gagner en 2018 le Grand Prix du 38e Evening New Face Award des éditions Kôdansha. Amateur de football (il en a fait pendant toute son adolescence) et marqué par la technique "Blind Attack" de Takumi Fujiwara (le héros du manga d'Initial D de Shuichi Shigeno), il lance en 2020 aux éditions Kôdansha sa première série, Buburo Kicks, qui a pour particularité de s'ancrer dans le milieu du football pour aveugles, et à laquelle il met fin l'année suivante après cinq tomes avant d'enchaîner sur le lancement des Nations du Soleil Sanglant.
Dans cette série, on commence par suivre des premières pages posant de façon certes un petit peu lourde mais surtout rapide et claire tout un contexte d'anticipation dystopique: dans un futur proche, la 4 Révolution industrielle basée sur les données et sur l'I.A. a vu le Japon s'effondrer face à des pays comme les Etats-Unis, la Chine et l'Inde. Dans un enchaînement de coups du sort, la décroissance démographique du pays, déjà bien entamée, s'est encore accélérée, le niveau d'éducation a drastiquement chuté dans la foulée, et une série de catastrophes naturelles (séismes en tête) s'est même abattue dans un contexte déjà très difficile de guerre nucléaire mondiale. C'est dans ce chaos total que, sur le dos des petites gens ne pouvant rien faire face à la situation, les élites politiques et capitalistes ont accentué leur corruption pour s'enrichir toujours plus, s'accaparer de plus belle tous les pouvoirs et exploiter le peuple en montrant une violence radicale envers tout opposant. Sur ces bases quasiment prémonitoires quand on voit certains aspects de l'actualité dans notre monde réel, le mangaka va ensuite encore plus loin en imaginant la rébellion de la population, réduite à la misère, dans une grande révolution sanglante où tout ordre social s'effondre et où la violence est partout, conduisant à la disparition pure et simple du Japon dont le territoire, à force de décennies de conflits, se retrouve désormais divisé en trois états: Yamato, Buô et Seii, qui se livrent une lutte sans merci pour la suprématie.
Si ce contexte aboutissant à l'émergence de trois états vous rappelle l'histoire des Trois Royaumes (jusque dans le titre japonais de la série), ce n'est aucunement une coïncidence puisque, dans son idée de base et dans sa documentation, le mangaka s'est précisément inspiré de cette période à la fois instable et populaire de l'Histoire de Chine. Pour les connaisseurs, l'auteur semble même, à travers l'éventail de plumes que possède son personnage principal, faire un clin d'oeil à Zhuge Liang, souvent considéré comme le plus grand stratège des Trois Royaumes.
Et un stratège de choix, c'est précisément ce que Aoteru Misumi semble voué à devenir. Originaire d'Ehime dans l'état de Yamato, ce jeune homme de 15 ans semble déjà promis à un bel avenir: tout dans le contrôle de soi, les connaissances, la réflexion et la rationalité, il occupe déjà un poste agricole important sur ses terres d'origine, vient d'épouser son amie d'enfance Saki dont il est amoureux depuis toujours et qu a une sacrée force de caractère... Bref, il a su se relever après la mort prématurée de ses parents dans la misère, l'ayant alors vu être élevé par son beau-père dont il doit prendre la succession. Mais dans un état où les inégalités et injustice restent malheureusement omniprésentes, il suffirait d'un rien pour que tout s'effondre. Aussi, quand Saki, mue par ses convictions et par son sentiment que les nombreuses connaissances de son mari pourraient changer le pays et le territoire japonais, ose faire remarquer leur autoritarisme à l'horrible Ministre de l'intérieur Denki Taira (qui dit clairement que l'Etat, c'est lui et personne d'autre) et à ses hommes, tout bascule dans un violent excès d'autorité et dans la tragédie. Une tragédie dont Aoteru ressort changé: refusant que lui et son entourage continuent de subit injustice sur injustice, il prend une décision qui pourrait bien le mener vers une ambition et un destin fous: ramener la pais en réunifiant le Japon.
Au fil d'un premier tome qui sert surtout de mise en place du contexte dans sa première partie et de certains personnages importants dans la deuxième partie, Ikka Matsuki ne surprend pas spécialement pour l'instant: on comprend rapidement ce qui va arriver dans les premières dizaines de pages, avant de voir s'installer autour de notre héros des figures presque caricaturales entre Yoshitsune Asama et le général des frontières Mitsuhide Ryûmon (exagérément inébranlable). Et pourtant, dans ce qu'elles représentent, ces figures fonctionnent très bien, en particulier dans le cas d'Asama, dont les motivations (gagner le respect des autres au-delà de son statut de fils d'une bonne lignée) entraînent déjà une confrontation de valeurs faisant ressortir de plus belle les convictions et la façon d'être d'Aoteru, ce dernier ne recherchant aucune sa gloire personnelle dans son désir de faire se relever le Japon. Mieux encore, le personnage principal de l'oeuvre a déjà de quoi captiver pour sa façon de mener son début de révolution: n'ayant aucun talent au combat, il mise tout sur sa personnalité purement rationnelle, où il contrôle ses émotions (ce qui ne l'empêchera pas de craquer ensuite en privé), énonce les faits avec logique et rhétorique, et exploite les connaissances et le savoir qu'il a pris soin de peaufiner, par exemple en citant régulièrement l'art de la stratégie de guerre de Sun Tzu et la philosophie de Laozi. Une occasion de souligner à quel point les connaissances et le savoir sont importants pour apprendre à réfléchir par soi-même et faire face à l'obscurantisme et aux injustices, chose qu'il est sans aucun doute important de rappeler encore dans le contexte actuel de notre monde réel.
Derrière le déroulement pour l'instant assez convenu de cette mise en place et certains aspects caricaturaux (ce qui semble parfaitement volontaire de la part de l'auteur pour faire ressortir ses idées), et dans un rendu visuel assez réaliste qui oscille quelque part entre les designs de Shuichi Shigeno (on sent vraiment que cet auteur a été une influence) et les expressions de Hideki Arai (l'auteur de Ki-Itchi!!, que l'on citait plus haut aussi), ce premier tome pose des bases solides, pour un récit que l'on devine très ambitieux et qui ne demande qu'à décoller pleinement. Dans l'immédiat, Ikka Matsuki livre donc une mise en place très convaincante et intrigante, où le contexte est suffisamment clair et où son personnage principal dégage des choses fortes. Tout est en place pour nous donner envie de découvrir la suite, en somme !
Enfin, du côté de l'édition française, la copie proposée par Akata est très propre: la jaquette est soigneusement adaptée de l'originale nippone par Clémence Aresu avec un logo-titre soigné et bien dans le ton, le papier assez épais et opaque permet une bonne qualité d'impression, la traduction de Célia Chinarro est toujours claire, le lettrage effectué par Catherine Bouvier de Blackstudio est convaincant... Soulignons aussi les excellentes pages bonus proposant une présentation des personnages et de leurs liens ainsi qu'une chronologie antérieure à l'histoire du manga.