Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 23 Juin 2023
Les éditions naBan, dont le catalogue continue doucement mais sûrement de s'étendre depuis leur lancement fin 2019 en s'orientant vers des séries souvent très sympathiques voire cultes (rappelons qu'il aura fallu attendre l'émergence de cet éditeur indépendant pour avoir l'incontournable Destination Terra en France), aiment, de temps à autre, nous faire découvrir l'univers ravissant de mangakas au style graphique bien marqué, à la fois atypique et personnel, comme ce fut le cas avec leur première publication Demande à Modigliani! qui nous a permis de découvrir l'excellente autrice Ikue Aizawa. Nouveauté de l'éditeur pour cette fin juin, Mazarian s'inscrit dans cette dernière catégorie en nous plongeant, pour la première fois dans notre langue, dans l'univers foisonnant de Sakumo Okada. Cette mangaka, en une dizaine d'années de carrière, a effectivement pu être remarquée pour son style étonnant, ses univers pleins d'imagination et ses ambiances à la croisée des genres. Et Mazarian, deuxième série de sa carrière qui fut prépubliée en 2016-2017 au japon dans le magazine Manga Action de Futabasha, en est un excellent exemple.
Mazarian nous immisce dans un Japon contemporain assez similaire au nôtre, à ceci près qu'y existe un bien étrange phénomène: les distorsions. Voici une dizaine d'années que ces événements apparaissent brièvement de temps à autre, prenant la forme d'une sorte de bulle apparaissant soudainement dans l'air et absorbant les objets et êtres vivants se trouvant autour d'elle pour les recracher fusionnés. Celles-ci ont été classées comme phénomènes naturels par défaut, dans la mesure où la brièveté et le côté aléatoire de leurs apparitions ne laissent quasiment pas le temps de les étudier, ce qui fait qu'on ne sait pas du tout ce que c'est, quelles sont leurs origines ou pourquoi elles se déclenchent. Ainsi, il n'est pas rare de croiser, par-ci par-là, des êtres fusionnés, chose que l'autrice amène intelligemment: loin de nous expliquer immédiatement la situation immédiatement, elle nous fait d'abord vivre quelques moments du quotidien classiques, à ceci près qu'en fond on peut y observer, par exemple, un papillon fusionné avec un lampadaire ou un corbeau-appareil-photo, ce qui suscite forcément notre curiosité.
Bref, les distorsions peuvent jouer bien des tours n'importe où et à n'importe quel moment, et ce ne sont pas nos deux principaux personnages qui diront le contraire.
Collégienne passionnée par les sciences en tout genre au point d'être vue comme une excentrique par ses camarades de classe, Momoko Nonomiya est brimée quotidiennement mais n'en fait pas grand cas, tant qu'elle peut s'adonner à sa passion.
Toshirô Kiya, lui, est un lycéen à la stature assez imposante qui, alors qu'il a du talent dans le kendô, est tombé dans une spirale de violence faisant qu'il se bastonne régulièrement avec d'autres garçons.
Ces deux-là sont diamétralement opposés, n'avaient normalement rien pour se côtoyer, mais il a fallu qu'une distorsion passe par-là. Fusionné avec Hakuryû le chat de Momoko, Toshirô prend la forme d'un grand matou humanoïde se tenant debout sur ses deux pattes et pouvant parler, dans une fusion semblant si parfaite qu'elle étonne pas mal de monde. Quant à Momoko, la voici devenue soudainement capable de faire des sauts gigantesquement hauts, mais encore faut-il qu'elle comprenne avec quoi elle s'est retrouvée fusionnée... avant que le pire n'arrive.
Le concept de distorsion et de fusion permet en premier lieu à Sakumo Okada de se faire sacrément plaisir sur le plan visuel, en enchaînant les petites originalités qui ont de quoi régaler des yeux en recherche d'inventivité graphique: en plus des deux exemples évoqués précédemment et des cas de nos deux principaux personnages, d'autres visions surréalistes vont évidemment s'enchaîner, à l'image d'un homme ayant une poêle à la place des cheveux ou d'un homme ayant une statue dans le dos. Dans un style très artisanal (beaucoup de choses semblent dessinées entièrement à la main, y compris les décors, avec assez peu de trames), la dessinatrice livre ainsi quelques petites merveilles de designs, et c'est d'autant plus réussi qu'elle soigne tout autant ses fonds omniprésents et ses angles de vue, par exemple quand les sauts de Momoko sont mis en valeur par des vues aériennes assez vertigineuses.
Tout naturellement, ces fusions parfois particulièrement absurdes peuvent prêter à sourire, en amenant un petit côté décalé qui revient assez régulièrement dans ce tome, par exemple quand Toshirô se fait les griffes dans la voiture de l'écrivain-journaliste Kaname Nabetani. Mais la loufoquerie initiale sait aussi très souvent laisser place à bien d'autres choses, en confirmant le goût de la mangaka pour passer rapidement d'une atmosphère à l'autre.
Ainsi, le parfum de mystère est bien présent puisque l'on ne sait rien de ces distorsions et que nos deux personnages principaux, dans l'espoir de retrouver leur forme humaine d'origine, entreprennent d'enquêter et de faire des recherches pour en découvrir plus, avec déjà quelques hypothèses intrigantes. Mais c'est aussi la nature de la fusion connue par Momoko qui suscite notre soif de découverte, et dès lors qu'on la découvre l'oeuvre se pare encore d'une ambiance nouvelle teintée d'horreur, au vu des pulsions sanglante auxquelles la collégienne est obligée de céder.
Enfin, derrière tout ça, il y a également un fond plus social qui interpelle. On pourra souligner le regard que les autres portent sur les mazarians (le nom donné aux fusionnés, un mot inventé qu'une note de traduction explique très bien dans le tome): tandis que certains envisagent leur place dans la société comme des handicapés, d'autres vouent une crainte envers ces créatures qu'elles jugent anormales voire dangereuses sans forcément trop de raisons, ce qui permet d'évoquer à la fois la place du handicap dans nos sociétés et une certaine forme de racisme à base de peur de ce qui est différent. Même si tout ça n'est pas ce qu'il y a de plus prégnant dans le volume, c'est présent et ça interpelle suffisamment. Et sur un plan plus personnel autour de Momoko et de Toshirô, au-delà des sujets déjà évoqués comme les brimades, on entreverra chez eux, peu à peu, un contexte familiale difficile, amenant une part de misère ou de drame social.
Récit touche-à-tout, capable de passer d'une ambiance à l'autre en un rien de temps avec réussite, et régalant souvent par ses petites trouvailles visuelles, Mazarian interpelle et séduit très facilement sur ce premier tome. Ne ressemblant à aucune autre, l'oeuvre de Sakumo Okada vaut sans aucun doute le coup qu'on y jette un oeil, d'autant que sa longévité de trois tomes en fait un investissement raisonnable.
Enfin, du côté de l'édition française, naBan livre une belle copie: la jaquette sobre reste fidèle à l'originale japonaise tout en s'offrant un logo-titre bien pensé, l'intérieur des couverture affiche lui aussi des impressions dont le sommaire), le papier est à la fois souple, assez épais et peu transparent, l'impression est bonne, le lettrage de Florent Faguet est convaincant, et la traduction de Pierre Sarot est très claire.