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Marais (le) : Critiques Oeuvres 1965-1966

Critique du volume manga

Publiée le Lundi, 20 Septembre 2021

Sorti en janvier 2020, soit en même temps que l’exposition dédiée à l’auteur au Festival d’Angoulême, Le marais est le troisième volet de l’anthologie dédiée à Yoshiharu Tsuge à paraître aux éditions Cornelius. En réalité, il est le premier d’entre eux dans l’ordre chronologique (en attendant hypothétiquement ses récits de jeunesse) puisqu’il contient onze histoires parues entre août 1965 et décembre 1966. De ce fait, et aussi parce qu’il contient deux nouvelles essentielles pour comprendre le cheminement de l’auteur, nous vous recommandons de débuter votre découverte de Yoshiharu Tsuge avec ce recueil, avant d’enchainer avec Les fleurs rouges puis La vis.

C’est en août 1965 que Yoshiharu Tsuge fait ses débuts dans le fameux manga Garo avec une nouvelle intitulée La rumeur, un récit d’époque dans lequel un homme rencontre dans une auberge une personne prétendant être Miyamoto Musashi, célèbre guerrier que tous les lecteurs de Vagabond de Takehiko Inoue connaissent forcément. Il y enchaine plusieurs récits d’époque, une norme pour un magazine dont l’auteur vedette n’est autre que Shirato Sanpei, le célèbre auteur de Kamui-Den, avant de se révolutionner et d’en faire de même pour son média qu’est le manga.

Paraissent successivement dans Garo en février 1966 et en mars de la même année deux nouvelles qui vont changer à jamais la face du neuvième art : Le marais puis Tchiko. Dans la première, qui donne son nom au recueil, Yoshiharu Tsuge dessine pour la première fois dans Garo une histoire contemporaine. On y suit la rencontre entre un chasseur qui a tiré sur une oie et une jeune femme qui l’achève en lui tordant le cou, avant de proposer à l’homme de l’héberger pour la nuit. Depuis que tous les membres de sa famille sont partis, elle vit seule avec un serpent qui lui enroule le cou chaque nuit. Suite à cette anecdote, le voyageur fait de même et étrangle la femme durant son sommeil. Le lendemain, pendant qu’elle se fait gronder par un villageois pour avoir invité un homme à dormir chez elle, le chasseur sort sans un mot, se rend en pleine nature, et tire un coup de fusil lors d’une planche pleine et iconique, qui sera même reprise par Taiyô Matsumoto dans Number 5. Une fin abrupte qui pose plus de question qu’elle n’en répond, pour un récit qui suscite l’incompréhension totale des lecteurs n’ayant alors pas le recul nécessaire pour apprécier ce récit à la fois naturaliste et surréaliste, tranchant avec l’idée qu’un manga doit être un divertissement et avoir du sens. Un rejet d’autant plus fort que la perversion représentée est grande, tant il foisonne de métaphores sexuelles pouvant être jugées malsaines ou déviantes.

Le mois suivant, l’auteur publie donc Tchiko, aujourd’hui perçu comme le précurseur du watakushi manga, ou bande dessinée du moi, à ne pas confondre avec récit autobiographique puisqu’il se sert de la réalité pour raconter une histoire, et ne fait donc pas que retranscrire la réalité telle quelle. Il met donc en scène un couple vivant ensemble sans être marié, dont la femme subvient aux besoins de son mari en travaillant comme hôtesse dans un bar, deux provocations allant à l’encontre des normes de l’époque qui ont bien du mal à passer auprès du public. D’autant plus que l’homme est mangaka, ce qui induit que Yoshiharu Tsuge dresse un portrait désenchanté de son propre métier. Dans ce récit aussi troublant qu’innovant, le couple achète un moineau de java, que l’auteur dessine jusqu’à ce que la fiction se mélange à la réalité. S’entrecroisent alors les réalités de l’oiseau vivant dans le manga, celui dessiné par le personnage du manga et le manga dessiné par Yoshiharu Tsuge lui-même. Et une fois de plus, l’incompréhension fait rage, le récit et son auteur sont rejetés par le public mais aussi par les pontes du gekiga, comme Yoshihiro Tatsumi et Shirato Sanpei, qui ne comprennent pas, du moins immédiatement, ce qu’a voulu dessiner l’auteur.

Marqué par ce rejet, il fera une nouvelle de plus, dans un style enfantin et témoignant de son amour pour les horloges, avant redessiner des anciennes histoires. Des récits de genre (polar, ninja...) éloignés de ses ambitions artistiques et de son souhait de rompre avec le divertissement. L’auteur rejoint également l’atelier de Shigeru Mizuki à ce moment, chez qui il restera pendant six ans. L’influence de l’auteur de Kitaro le repoussant se ressent très tôt dans les mangas de Yoshiharu Tsuge, notamment dès la nouvelle Une lettre mystérieuse dont les décors sont plus réalistes que jamais.

À travers ce recueil, nous découvrons donc l’entrée de Yoshiharu Tsuge dans le magazine Garo, ses premières mutations et ses premières fuites. Parfait pour découvrir cet immense auteur, le recueil est surtout porté par l’excellence de deux histoires, d’abord rejetées par le public et les professionnels, puis rapidement devenues cultes et d’une influence capitale sur le devenir du manga : Le marais et Tchiko. Mais le reste n’est pas à jeter, puisque l’artiste y développe son goût pour les voyages, les auberges, les marginaux, il y casse des conventions et expérimente son art. Tout ce qui fera la splendeur de sa carrière trouve ses sources dans ce magnifique livre.
  

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
jojo81
18 20
Note de la rédaction