Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 29 Mai 2025
Le catalogue de Kurokawa a vu arriver, à la mi-mai, un one-shot ayant de quoi intriguer tout amateur de mangas surnaturels et folkloriques: Les Lueurs de l'Outre-Monde. Prépubliée au Japon pendant l'année 2023 sur le site Jardin des éditions Jitsugyô no Nihonsha sous le titre Kakuriyo Sennichi Hina (littéralement "Les Mille Jours des Poupées Hina dans le Monde Caché", cette histoire est la toute première oeuvre professionnelle de Yamakujira, une artiste qui officie également dans l'illustration et qui, au fil de ses premières années de carrière, s'est spécialisée dans les genres du conte et du fantastique avec ce qu'il faut de légendes et d'horreur.
L'autrice nous plonge ici en l'an 19 de l'ère Meiji, ce qui correspond à l'année 1886. Bien que le Japon se soit récemment ouvert sur l'Occident suite à la chute du shogunat Tokugawa qui avait longtemps isolé le pays, la culture et les croyances traditionnels nippons restent toujours aussi vivaces, comme en attestent la "profession" de Torasuke et d'Ushimatsu: petits garçons à l'apparence un petit peu "démoniaque" puisqu'ils ont une ou deux cornes sur la tête, ils font partie des rares êtres, aux côtés de certains de leurs jeunes camarades comme Yô et Shinta, à pouvoir naviguer entre le monde des vivants et l'au-delà, car ils ont une mission claire: sillonner les rues du monde des vivants pour collecter les âmes des humains dont la vie touche à sa fin, afin d'ensuite les envoyer dans l'au-delà avant que le pire n'arrive. Le pire ? Eh bien, il s'agirait de laisser ces âmes vagabonder dans le monde des vivants, au risque de se faire dévorer par des ayakashi ou de se transformer en fantômes bourrés de regrets et risquant de semer la zizanie...
Quiconque est habitué à ce genre d'histoire le remarquera vite: dans le fond, cette histoire n'a rien de foncièrement original, et ses grandes lignes peuvent même se deviner très facilement. Et pourtant, Les Lueurs de l'Outre-Monde, en seulement près de 180 pages, voit son autrice développer vite et bien une histoire attachante et même touchante, dès lors que, derrière les petites affaires de collecte d'âmes et d'aide à des fantômes permettant d'évoquer brièvement des sujets délicats (la famille, les regrets, la maladie...), elle développe un vrai petit fil conducteur autour de certains personnages: le dénommé Sôma qui, bien que vivant, a un don pour voir les esprits et qui en a fait son moyen de subsister, ainsi que la jeune Nene envers qui Torasuke ressent des émotions très particulières sans pouvoir se l'expliquer. Autour de ces trois personnages, et non sans distiller certains indices (par exemple via le sort de Shinta), l'autrice arrive à broder une intrigue soignée qui tourne beaucoup autour de la vraie nature des petits démons collecteurs d'âmes, du passé douloureux de Torasuke et de Nene, et du lien que ces deux-là vont construire avec Sôma.
Voici alors une petite intrigue ni trop longue ni trop courte, amplement suffisante pour porter ce qui fait peut-être le principal charme de ce one-shot: son immersion efficace dans une atmosphère typiquement nippone. Pour ça, Yamakujira s'applique beaucoup à offrir plusieurs références à l'Histoire récente du Japon (en tête la guerre ayant mené à la fin du shogunat et à l'ouverture du pays) et à certains aspects des conditions de vie de l'époque, avec, par exemple, des problématiques comme le choléra, ou un regard rapide mais suffisant sur la différence de statut et la condition féminine via le passé déchirant de Nene. Mais bien sûr, l'artiste insiste également beaucoup sur sa ravissante patte graphique où, en plus de décors d'époque omniprésents, soignés et très immersifs, elle peut compter sur des designs propres, très expressifs, doux voire parfois un peu comiques (ne serait-ce que via certaines bouilles du toutou accompagnant nos jeunes héros) qui permettent, entre autres, de contrebalancer la dureté des histoires où, forcément, il est souvent question de mort, de regrets voire même de situations encore plus éprouvantes (à ce titre, notons quand même qu'à un moment il est question de viol, soyez-en averti, car même si cela reste relativement peu graphique cela pourrait quand même heurter).
A l'arrivée, pour quiconque aime les histoires d'esprits bien ancrées dans le folklore et l'Histoire du Japon, Les Lueurs de l'Outre-Monde a vraiment tout ce qu'il faut pour plaire, sans avoir forcément la volonté de surprendre, mais en étant très soigné, le tout à moindre prix !
Et en plus de ça, l'édition française est à saluer avec, en premier lieu, un long glossaire de six pages revenant de façon suffisamment précise sur nombre de termes spécifiques, en rendant ainsi l'ouvrage accessible à tout le monde, y compris aux personnes qui ne connaîtraient pas trop le folklore et l'Histoire nippons. A part ça, la jaquette est très soigneusement adaptée de l'originale nippone tout en s'offrant un beau vernis sélectif, le papier souple et bien opaque permet une excellente impression, le lettrage d'AQ est propre, et la traduction effectuée par Xavière Daumarie est propre.