Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 09 Mars 2022
Tatsuji Fujimoto entrait dans la catégorie des auteurs à surveiller de près avec son exaltant Fire Punch, véritable terrain d'expériences narratives pour un jeune mangaka qui signait alors sa toute première série sur plusieurs volumes. Lorsque, en 2018, l'artiste signe dans le Shônen Jump, les craintes de voir sa liberté de style de ton cloisonnés dans les carcans de la célèbre revue de prépublication s'estompent : Chainsaw Man montrait de nouveau l'art décomplexé de l'auteur, via un récit d'action fort à la fois par son absence de chaînes, sa narration inspirée et sa galerie de personnages épatantes, le tout dans une aventure mêlant charcutage de démons, humour, drame et zeste de romance, dans un tout fort de différents degrés de lecture.
En juillet 2021, tandis que les fans du mangaka, de plus en plus nombreux, attendaient à la fois la deuxième partie du manga Chainsaw Man (dont le retour est prévu sur le Shônen Jump+, là où était prépublié Fire Punch en son temps) et son adaptation animée, Tatsuki Fujimoto nous prend à contrepied en publiant, sur le Jump+, une nouvelle « histoire courte ». Il faut dire que l'artiste est loin d'être un néophyte dans ce format de récits, puisque c'est essentiellement par le one-shot qu'il a façonné le début de sa carrière. Avec Look Back, le mangaka va à contrepied du format puisque son récit est riche de près de 140 pages, longueur dont toutes les histoires courtes ne peuvent pas profiter, au point de bénéficier d'une publication en un unique volume au mois de septembre de la même année. Plus important encore, la publication de Look Back sonne comme un véritable événement, notamment sur les réseaux sociaux. Auteurs comme lecteurs ne cachent pas leurs louanges à propos du récit, au point d'engranger plus de trois millions de lectures dans le monde en seulement 24 heures. La nouvelle proposition de Tatsuki Fujimoto n'est pas un chapitre prépublié comme les autres, mais une parution à échelle internationale qui fera sans doute date. Alors, c'est sans grande surprise que Kazé, fidèle dans son suivi de l'artiste, nous propose la version reliée de l'ouvrage en ce début de mois de mars 2022, symbolique si on parle d'art puisqu'il marquera le retour du Festival International de la Bande-Dessinée d'Angoulême, absent depuis début 2020 à cause de la crise sanitaire du Covid-19. A ce propos, une exposition dédiée au mangaka se tiendra lors du salon, bouclant la boucle d'un véritable événement dans le monde du manga, et plus globalement celui de la BD.
Look Back, c'est l'histoire de Fujino. Elève en primaire, elle jouit d'une certaine notoriété par ses capacités en dessin. Aimant griffonner des strip en quatre cases (des yonkoma), c'est dans le journal de son école qu'elle publie ses petites histoires qui amusent toute l'assemblée. Ce confort du quotidien se retrouve chamboulé lorsque l'un de ses professeur lui demande de partager les espaces de publication avec une certaine Kyômoto. Elève qui ne vient pas en cours, cette dernière vie recluse chez elle. Si Fujino la prend d'abord de haut, les qualités graphiques de sa camarade à distance la fera redescendre sur Terre. Loin d'abandonner, cette rivalité poussera Fujino à s'adonner au dessin intensément, jusqu'à la fin de ses années primaires. Et lorsqu'elle doit amener à Kyômoto son diplôme lors de la dernière journée de cours, un simple geste de la jeune dessinatrice bousculera leur relation et leur destin.
Sur 140 pages, Look Back narre une rencontre de deux artistes en herbe évoluant de manières bien différentes, tout comme Fujino et Kyômoto sont des personnages diamétralement opposés dont la complémentarité sera développée tout le long de l'ouvrage. Sur cette « histoire courte », Tatsuki Fujimoto explore l'alchimie entre ses deux héroïnes qui trouveront l'une en l'autre des sources d'épanouissement dans leurs arts respectifs. Le récit s'interroge d'abord sur la manière dont une simple rencontre peut faire basculer un destin ou faire naître une voie, ou au moins renforcer notre acharnement sur celle-ci. Car le leitmotiv de Look Back vient de la relation duveteuse qui se forge au fil des pages, à tel point que l'ambiance prend le pas sur ce qui s'apparente sur la forme à l'histoire de deux autrices qui embrasseront leurs carrières.
Pourtant... Look Back ne se repose pas que sur ces éléments, quand bien même ces derniers sont suffisants pour créer un début d'intrigue qui nous saisit par sa douceur et par sa manière de nous parler d'art comme une passion, par une rencontre, et comme la passion d'une rencontre. A côté, Tatsuki Fujimoto continue de faire de ses œuvres des terrains d'expérimentation narrative. Pour le lectorat francophone qui ne l'a connu que par ses deux séries d'action (autrement dit, nous n'avons pas encore eu accès à ses histoires courtes dont les recueils sont aussi prévus chez Kazé), nous découvrons cette fois l'artiste dans une histoire plus mélancolique, douce mais aussi dramatique, le ton du récit étant en perpétuel mouvement, au même titre qu'une Fujino sous la pluie dont la double page le portraitisant ainsi aura marqué les esprits. Par ces ambiances nouvelles, le mangaka livre une autre manière pour lui de raconter ses histoires, mais toujours pas des planches lourdes de sens, comme l'artiste sait a su si bien le faire dans Chainsaw Man, pour évoquer un registre très différent. Si les dialogues entre les deux héroïnes sont essentiels pour narrer leur rencontre et faire progresser l'intrigue, c'est plus souvent par les non dits que l'auteur donne du sens à son histoire, que ce soit pour marquer le tempérament de Fujino ou pour évoquer le temps qui passe comme la progression de l'une des deux héroïnes dans le milieu artistique. Tout comme la relation entre Fujino et Kyômoto se veut pure, le récit ne s'embarrasse jamais de superflu. Par ses dessin, son découpage et sa mise en scène, Tatsuki Fujimoto donne des significations à son ouvrage dont une autre des forces vient aussi de son mouvement permanent dans les idées abordées, et dans l'évolution de registre.
Nous n'entrerons pas dans le vif du sujet, de crainte de trop en dire. Mais on ne peut passer sous silence le « twist » narratif de Look Back, marqueur du basculement du récit tant le ton se fera différent, tout comme la relation entre les deux protagonistes et le thème de la passion artistique pour Fujino. Dès lors, non seulement Tatsuki Fujimoto donne un sens supplémentaire à cette idylle artistique entre les héroïnes, mais non seulement il nous piège à plusieurs reprises. Le lecteur est parfois tenté de croire à une portée fantastique de l'œuvre, ce que tout lecteur de Fire Punch et Chainsaw Man acceptera tant l'artiste a toujours montré une désapprobation des histoires aux déroulements trop sages. Une nouvelle fois, par sa narration et sa manière de connecter ses séquences par le visuel et le sens, il nous prend au dépourvu, mais donne surtout l'aboutissement de son one-shot qui prend un sens nouveau dans ce que l'histoire abordait depuis sa première page. L'auteur ne cherche pas à rendre ce basculement de l'intrigue forcé, loin de là, mais aborde tous les thèmes de son œuvre avec plus de fatalité, entretenant les idées de la passion à l'art ou à l'autre et l'inéluctabilité du temps avec un regard différent mais sensé à l'égard de la mélancolie générale abordée dans Look Back.
Amitié presque idyllique, histoire d'une rencontre entre deux entités complémentaires et passionnées dans un univers artistique, fresque sur notre rapport au temps qui aborde en filigrane l'idée du regret et de nos actions dans un vaste monde, le dernier one-shot en date de Tatsuki Fujimoto a cumulé les éloges lors de sa prépublication. Puisque celle-ci fut, au mieux pour nous, en anglais, redécouvrir Look Back avec le confort de la langue française permet une redécouverte d'un récit dense, dont il faudrait plusieurs lectures pour en apprécier toutes les nuances, de ton, d'idée, d'écriture et de narration. Alors que son lectorat l'attendait pour un deuxième round de l'effréné (mais aussi tragique, quand il le faut) Chainsaw Man, l'auteur nous a fait une proposition différente, mais ô combien savoureuse et passionnante. Initiés à l'art de Tatsuki Fujimoto ou non, lecteurs de mangas ou néophytes de ce médium, chacun peut trouver en Look Back une source d'intérêt, tant la maîtrise dans différents exercices artistiques est poussé vers son aboutissement via le poignant récit présent.
Au final, seule l'édition physique constituera une petite faiblesse du titre. Outre l'absence totale de suppléments, (on aurait aimé en découvrir davantage ou en savourer un peu plus, bien que le mangaka soit plutôt de caractère pudique), le prix pourra faire tiquer, 7,29€ pour un ouvrage bien plus mince que la norme étant un prix plutôt onéreux. Si on ne rechignera pas à faire cet investissement pour l'auteur et son œuvre, on tiquera un peu plus sur la manœuvre de l'éditeur.
En juillet 2021, tandis que les fans du mangaka, de plus en plus nombreux, attendaient à la fois la deuxième partie du manga Chainsaw Man (dont le retour est prévu sur le Shônen Jump+, là où était prépublié Fire Punch en son temps) et son adaptation animée, Tatsuki Fujimoto nous prend à contrepied en publiant, sur le Jump+, une nouvelle « histoire courte ». Il faut dire que l'artiste est loin d'être un néophyte dans ce format de récits, puisque c'est essentiellement par le one-shot qu'il a façonné le début de sa carrière. Avec Look Back, le mangaka va à contrepied du format puisque son récit est riche de près de 140 pages, longueur dont toutes les histoires courtes ne peuvent pas profiter, au point de bénéficier d'une publication en un unique volume au mois de septembre de la même année. Plus important encore, la publication de Look Back sonne comme un véritable événement, notamment sur les réseaux sociaux. Auteurs comme lecteurs ne cachent pas leurs louanges à propos du récit, au point d'engranger plus de trois millions de lectures dans le monde en seulement 24 heures. La nouvelle proposition de Tatsuki Fujimoto n'est pas un chapitre prépublié comme les autres, mais une parution à échelle internationale qui fera sans doute date. Alors, c'est sans grande surprise que Kazé, fidèle dans son suivi de l'artiste, nous propose la version reliée de l'ouvrage en ce début de mois de mars 2022, symbolique si on parle d'art puisqu'il marquera le retour du Festival International de la Bande-Dessinée d'Angoulême, absent depuis début 2020 à cause de la crise sanitaire du Covid-19. A ce propos, une exposition dédiée au mangaka se tiendra lors du salon, bouclant la boucle d'un véritable événement dans le monde du manga, et plus globalement celui de la BD.
Look Back, c'est l'histoire de Fujino. Elève en primaire, elle jouit d'une certaine notoriété par ses capacités en dessin. Aimant griffonner des strip en quatre cases (des yonkoma), c'est dans le journal de son école qu'elle publie ses petites histoires qui amusent toute l'assemblée. Ce confort du quotidien se retrouve chamboulé lorsque l'un de ses professeur lui demande de partager les espaces de publication avec une certaine Kyômoto. Elève qui ne vient pas en cours, cette dernière vie recluse chez elle. Si Fujino la prend d'abord de haut, les qualités graphiques de sa camarade à distance la fera redescendre sur Terre. Loin d'abandonner, cette rivalité poussera Fujino à s'adonner au dessin intensément, jusqu'à la fin de ses années primaires. Et lorsqu'elle doit amener à Kyômoto son diplôme lors de la dernière journée de cours, un simple geste de la jeune dessinatrice bousculera leur relation et leur destin.
Sur 140 pages, Look Back narre une rencontre de deux artistes en herbe évoluant de manières bien différentes, tout comme Fujino et Kyômoto sont des personnages diamétralement opposés dont la complémentarité sera développée tout le long de l'ouvrage. Sur cette « histoire courte », Tatsuki Fujimoto explore l'alchimie entre ses deux héroïnes qui trouveront l'une en l'autre des sources d'épanouissement dans leurs arts respectifs. Le récit s'interroge d'abord sur la manière dont une simple rencontre peut faire basculer un destin ou faire naître une voie, ou au moins renforcer notre acharnement sur celle-ci. Car le leitmotiv de Look Back vient de la relation duveteuse qui se forge au fil des pages, à tel point que l'ambiance prend le pas sur ce qui s'apparente sur la forme à l'histoire de deux autrices qui embrasseront leurs carrières.
Pourtant... Look Back ne se repose pas que sur ces éléments, quand bien même ces derniers sont suffisants pour créer un début d'intrigue qui nous saisit par sa douceur et par sa manière de nous parler d'art comme une passion, par une rencontre, et comme la passion d'une rencontre. A côté, Tatsuki Fujimoto continue de faire de ses œuvres des terrains d'expérimentation narrative. Pour le lectorat francophone qui ne l'a connu que par ses deux séries d'action (autrement dit, nous n'avons pas encore eu accès à ses histoires courtes dont les recueils sont aussi prévus chez Kazé), nous découvrons cette fois l'artiste dans une histoire plus mélancolique, douce mais aussi dramatique, le ton du récit étant en perpétuel mouvement, au même titre qu'une Fujino sous la pluie dont la double page le portraitisant ainsi aura marqué les esprits. Par ces ambiances nouvelles, le mangaka livre une autre manière pour lui de raconter ses histoires, mais toujours pas des planches lourdes de sens, comme l'artiste sait a su si bien le faire dans Chainsaw Man, pour évoquer un registre très différent. Si les dialogues entre les deux héroïnes sont essentiels pour narrer leur rencontre et faire progresser l'intrigue, c'est plus souvent par les non dits que l'auteur donne du sens à son histoire, que ce soit pour marquer le tempérament de Fujino ou pour évoquer le temps qui passe comme la progression de l'une des deux héroïnes dans le milieu artistique. Tout comme la relation entre Fujino et Kyômoto se veut pure, le récit ne s'embarrasse jamais de superflu. Par ses dessin, son découpage et sa mise en scène, Tatsuki Fujimoto donne des significations à son ouvrage dont une autre des forces vient aussi de son mouvement permanent dans les idées abordées, et dans l'évolution de registre.
Nous n'entrerons pas dans le vif du sujet, de crainte de trop en dire. Mais on ne peut passer sous silence le « twist » narratif de Look Back, marqueur du basculement du récit tant le ton se fera différent, tout comme la relation entre les deux protagonistes et le thème de la passion artistique pour Fujino. Dès lors, non seulement Tatsuki Fujimoto donne un sens supplémentaire à cette idylle artistique entre les héroïnes, mais non seulement il nous piège à plusieurs reprises. Le lecteur est parfois tenté de croire à une portée fantastique de l'œuvre, ce que tout lecteur de Fire Punch et Chainsaw Man acceptera tant l'artiste a toujours montré une désapprobation des histoires aux déroulements trop sages. Une nouvelle fois, par sa narration et sa manière de connecter ses séquences par le visuel et le sens, il nous prend au dépourvu, mais donne surtout l'aboutissement de son one-shot qui prend un sens nouveau dans ce que l'histoire abordait depuis sa première page. L'auteur ne cherche pas à rendre ce basculement de l'intrigue forcé, loin de là, mais aborde tous les thèmes de son œuvre avec plus de fatalité, entretenant les idées de la passion à l'art ou à l'autre et l'inéluctabilité du temps avec un regard différent mais sensé à l'égard de la mélancolie générale abordée dans Look Back.
Amitié presque idyllique, histoire d'une rencontre entre deux entités complémentaires et passionnées dans un univers artistique, fresque sur notre rapport au temps qui aborde en filigrane l'idée du regret et de nos actions dans un vaste monde, le dernier one-shot en date de Tatsuki Fujimoto a cumulé les éloges lors de sa prépublication. Puisque celle-ci fut, au mieux pour nous, en anglais, redécouvrir Look Back avec le confort de la langue française permet une redécouverte d'un récit dense, dont il faudrait plusieurs lectures pour en apprécier toutes les nuances, de ton, d'idée, d'écriture et de narration. Alors que son lectorat l'attendait pour un deuxième round de l'effréné (mais aussi tragique, quand il le faut) Chainsaw Man, l'auteur nous a fait une proposition différente, mais ô combien savoureuse et passionnante. Initiés à l'art de Tatsuki Fujimoto ou non, lecteurs de mangas ou néophytes de ce médium, chacun peut trouver en Look Back une source d'intérêt, tant la maîtrise dans différents exercices artistiques est poussé vers son aboutissement via le poignant récit présent.
Au final, seule l'édition physique constituera une petite faiblesse du titre. Outre l'absence totale de suppléments, (on aurait aimé en découvrir davantage ou en savourer un peu plus, bien que le mangaka soit plutôt de caractère pudique), le prix pourra faire tiquer, 7,29€ pour un ouvrage bien plus mince que la norme étant un prix plutôt onéreux. Si on ne rechignera pas à faire cet investissement pour l'auteur et son œuvre, on tiquera un peu plus sur la manœuvre de l'éditeur.