Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 11 Septembre 2024
La rentrée débute fort aux éditions Panini avec le lancement d'un manga à la réputation solide et que l'on attendait impatiemment ici: Kore Kaite Shine, une série qui nous permet de découvrir pour la première fois en France le mangaka Minoru Toyoda, bien que celui-ci officie dans le manga depuis déjà vingt ans et ait déjà plusieurs séries à son actif. Prépubliée au Japon depuis 2021 dans le magazine Gessan des éditions Shôgakukan, il s'agit de la dernière oeuvre en date de l'auteur. Très remarquée l'année dernière en ayant remporté le prestigieux Prix Manga Taishô 2023 devant Akane-banashi, cette série nous invitera à suivre des lycéennes dans leur désir de se lancer dans le manga.
Notre jeune héroïne, Ai Yasumi, est une adolescente qui vit depuis toujours sur l'île d'Izu-Ôshima, une petite île située bien au sud de Tôkyô, et qui vient d'entrer en première année de lycée. Cependant, au grand dam de son enseignante madame Teshima qui passe son temps à la sermonner de façon un peu psychorigide, la jeune fille est bien moins occupée à aller au lycée qu'à se rendre très régulièrement dans la petite librairie-bibliothèque de la rue commerçante, dans le but de toujours emprunter le même manga: "Robota et Pokota" de l'ancienne mangaka Rei Hoshino, qu'elle lit en boucle depuis bien longtemps sans s'en lasser. Teshima beau la gronder sans cesse, jusqu'à même affirmer des choses très négatives sur les mangas, Ai n'en a que faire: "Robota et Pokota" a beau être une série inachevée, et Rei Hoshino a beau avoir arrêté le manga depuis plusieurs années, cette oeuvre l'a marquée à tout jamais et a bouleversé sa vie, à tel point qu'un Pokota imaginaire (une sorte de raton avec un béret façon Osamu Tezuka) l'accompagne souvent dans ses choix et sa passion. Les choses pourraient s'arrêter là... Mais quand Ai voit avec joie son idole Rei Hoshino poster sur ses réseaux sociaux après des années de silence, qui plus est pour annoncer qu'elle distribuera gratuitement un nouveau chapitre de "Robota et Pokota" au salon tokyoïte Comitia, le petit coeur de l'adolescente bondit, et elle se décide à sortir pour la première fois de son île seule pour se rendre à Tokyo ! Là-bas, elle va découvrir tout un univers qu'elle ne soupçonnait, et prendre conscience d'une chose: elle aussi peut dessiner ses propres mangas...
A partir de là, la direction que va prendre ce début d'histoire est assez évidente: via la naissance en Ai d'un profond désir de devenir autrice de mangas, on va être invités à suivre les débuts de son parcours au lycée pour parvenir à ses fins: désir de créer un club de mangas avec sa meilleure amie Akafuku (une formidable flemmarde au parler assez cash), besoin de dénicher un prof responsable et des membres supplémentaires, début de l'apprentissage de la conception de manga... Dans le domaine des séries mettant en scène des clubs et plus encore des clubs de mangas, il n'y a en somme rien de neuf dans le déroulement des premières étapes, d'autant plus que le mangaka se permet quelques grosses coïncidences, entre l'identité de Rei Hoshino et celle de Sekiryû. Etpourtant, la sauce prend totalement, pour plusieurs raisons.
En effet, dans un cadre insulaire très rafraîchissant, soigneusement retranscrit pour qu'il participe pleinement à l'ambiance (il suffit de voir Ai bouquiner en bord de mer), et pour lequel Minoru Toyoda a sûrement pu se baser partiellement sur sa propre expérience (puisque lui-même est né à Izu-Ôshima et y a passé sa petite enfance), l'auteur nous emballe totalement en premier lieu pour la passion constante que dégage Ai: amoureuse de son manga fétiche au point d'à son tour vouloir faire du manga,elle séduit immédiatement par son tempérament positif et son côté fonceuse, jusqu'à me^me faire ressortir une idée très importante quand Teshima la gronde et rabaisse les mangas: quelles que soient leurs qualités ou absences de qualités, ces oeuvres peuvent changer des vies, soutenir et encourager des gens qui en ont besoin tant qu'on s'identifie à elles. Et c'est quelque chose que la dénommée Kokoro montrera elle aussi très bien en osant prendre sa vie en mains et faire ses propres choix face à ses parents castrateurs, en ayant été immédiatement touchée par le message du tout premier manga dessiné par Ai, quand bien même ce manga est qualifié de médiocre voire de mauvais par tout le monde.
Derrière ces ondes très positives, on ressent aussi la propre passion de Toyoda pour ce qu'il raconte: non seulement l'auteur offre une avalanche de très bonnes références allant de Kazuhiro Fujita à Daijirô Morohoshi en passant par JoJo's Bizarre Adventure et bien d'autres, mais en plus il affirme déjà les qualités du manga en tant que moyen d'expression et moyen de véhiculer des émotions, et enfin il brille constamment dans son rendu visuel: au-delà des bouilles très expressives des personnages, on trouve nombre d'idées de mises en scène tapant dans tous les styles (métaphores visuelles, symboliques, cadrage...) et très souvent servies par des découpages ingénieux. Un exemple tout bête et très parlant: la page de retrouvailles entre Ai et Kokoro dans la salle d'arts plastiques, dont les quatre cases similaires en termes de cadrage et de décor sont impeccablement orchestrées dans leurs gags.
Le tout nous donne un début de série particulièrement irrésistible. Partant d'un sujet classique et déjà-vu, l'auteur séduit beaucoup pour toutes les raisons évoquées plus haut, et nous promet une approche de l'univers du manga pleine de fraîcheur, de bonnes ondes et d'imagination auprès d'héroïnes déjà hautes en couleurs et très attachantes ! Qui plus est, n'oubliez pas de parcourir la postface de Toyoda où il explique un peu la genèse de la série, puis de lire l'histoire bonus présentant les débuts de mangaka de Rei Hoshino, non sans un humour assez délirant à base, entre autres, d'explosion des locaux de Shôgakukan !
Qui plus est, Panini a tâché de soigner le lancement de la série. Tout d'abord, en offrant une édition largement satisfaisante: le papier est souple et assez opaque, l'impression est très correcte, la traduction d'Alice la croix est claire, pas mal d'astérisques sont là pour souligner les références et pour traduire les textes de second plan sans dénaturer les cases, et surtout on a droit à une dizaine de jolies pages couleurs, par ailleurs très joliment colorées pour donner le ton d'emblée. Ensuite, en proposant une édition collector qui, pour 12€ (soit 3,71€ de plus que l'édition classique), voit un étui contenir le tome doté d'une jaquette alternative assez superbe, et un carnet à dessin vierge de 96 pages avec des cases prédéfinies pouvoir soi-même s'essayer à la création de manga, ce type de goodies collant parfaitement à un manga de ce genre. Bien que l'on regrettera juste que l'illustration de la jaquette classique n'ait été incluse nulle part, l'étui, la jaquette collector et le carnet ont le mérite d'afficher chacun une illustration différente.