Critique du volume manga
Publiée le Lundi, 02 Décembre 2024
Alors qu'il est l'auteur de l'un des shônen d'action des plus mythiques qui soient, Saint Seiya, Masami Kurumada est un mangaka qui manque cruellement d'estime chez nous. Osons le dire, Kurumada est un mal aimé, la faute à un style qui atteste son âge et qui n'a guère évolué ou encore aux fausses informations et légendes urbaines peu glorieuses qui circulent sur la toile. Ainsi, Kurumada serait méprisant envers les auteurs de spin-off de Saint Seiya, Shiori Teshirogi (The Lost Canvas) en tête. Il aurait délibérément empêché la suite du film du Chapitre céleste (le fameux Tenkai) et pourquoi pas annulé la suite de l'excellente adaptation animée de The Lost Canvas. On prête à Kurumada des intentions parfois trop hautes pour son statut de mangaka, des bruits de couloir venant de situations initialement complexes. Heureusement, certains spécialistes français (saluons Laïd Seghir et son excellent blog "Le sanctuaire de Prométhée" ou encore l'indétrônable Pierre Giner ont permis de mettre certaines choses au clair.
Reste alors un facteur qui fait de Masami Kurumada un artiste à la fois culte, mais paradoxalement boudé chez nous : l'absence flagrante de ses œuvres phares dans nos contrées. Si Saint Seiya est honorablement édité chez nous, qu'il s'agisse de la série principale ou des spin-offs de l'univers, sa série B'Tx est le seul autre titre du maître à avoir été proposé chez nous. Une parution dont la fin remonte à plus de 23 ans... Autant dire que l'œuvre, jadis publiée chez Pika, est aujourd'hui introuvable. Alors, seul Saint Seiya fait office de témoignage de l'œuvre de Masami Kurumada à l'heure actuelle, si on ne compte pas certaines adaptations animées parfois arrivées sur le tard.
C'est alors que la jeune maison naBan entre en jeu. C'est en septembre 2023 que l'éditeur indépendant annonce poursuivre sa volonté d'éditer des mangas patrimoniaux en s'intéressant cette fois à l'une des œuvres majeures de Kurumada avant Saint Seiya : Fuma no Kojirô. La création du manga remonte à 1982 et succède à Ring ni Kakero, le premier hit de son auteur. Long de 10 volumes, il fut adapté en 13 OVA par le studio Animate entre 1989 et 1991.
Baptisée chez nous "Kojirô du clan Fuma", la série a droit aux honneurs d'une belle édition, par des pavés certes très épais, mais qui se base sur la dernière édition japonaise en date. Celle-ci propose notamment un prologue en trois chapitres dessiné plus récemment par l'auteur, mais aussi l'intégralité des pages couleur et bichromiques. Et afin de restituer l'expérience de la prépublication d'époque, les pages d'ouvertures de chapitre profitent des accroches qui apparaissaient initialement dans le Jump. Des textes complètement kitsch, à prendre au deuxième, voire au troisième degré, mais qui joue indéniablement dans le charme du récit. Une telle édition a un coût, celui de 32€, mais pour un premier tome de plus de 750 pages. Si l'ouvrage est sorti dans nos librairies fin novembre, une version exclusive a été publiée quelques semaines en amont, avec pour bonus une jaquette dessinée par Jérôme Alquié dont la revendication du style de Shingo Araki comme influence n'est pas un secret. Une illustration effectivement proche du style Araki, mais bien moins de la patte de Kurumada. À noter que la jaquette est réversible et l'illustration classique peut être choisir par le lecteur en retournant celle-ci, afin de laisser le choix.
Kojirô du clan Fuma prend place dans un Japon des années 80 où les ninjas n'ont pas totalement disparu. Ils existent dans le plus grand secret, divisés en clans cachés. Leurs pouvoirs sont tels qu'ils peuvent se pouvoir à une vitesse imperceptible et ressentir ce que le commun des mortels ne peut appréhender. Parmi les ninjas qui subsistent, le clan Fuma abrite de jeunes combattants de talent. C'est justement ce qui intéresse Yagyû, une jeune fille envoyée par l'académie Hakuo qui ne cesse d'être harcelée par son grand rival : l'école du Seishikan. Cette dernière est épaulée dans l'ombre par un autre groupe de ninjas, le clan Yasha. Le dernier espoir de l'académie Hakuo est de trouver ces fameux combattants de Fuma et faire appel à leurs talents. À la grande surprise de Yagyû, c'est l'un des éléments les plus désinvoltes du clan qui lui est confié : le jeune Kojirô.
À la lecture, ce premier tome de "Kojirô du clan Fuma" ne paie clairement pas de mine. Le style de Kurumada est ici présent, impeccablement fidèle à ce que l'on connaît du mangaka. Ainsi, l'histoire se révèle afin simple dans sa structure, principalement constituée d'une succession d'affrontements ponctués de rebondissement, le tout tournant autour d'une mythologie comme sait les imaginer l'auteur. En interprétant la figure du ninja à sa sauce, Kurumada pousse les curseurs de l'exagération à son paroxysme. Nous sommes loin de personnages shinobis à l'esthétique classique, l'idée étant plutôt celle de jeunes combattants martiaux aux techniques d'assassinat de l'ordre du surnaturel, avec, pêle-mêle, manipulation d'éléments ou d'objets, voire des dons psychiques. L'univers présenté a donc son charme, indéniablement, et présente déjà une patte que l'auteur reprendra plus tard sur Saint Seiya.
Le tout passe aussi par la narration propre à l'auteur. Loin des standards contemporains en termes de composition de l'action, "Kojirô du clan Fuma" permet au mangaka de rester sur une mise en page qui lui est chère, avec de nombreuses doubles pages, des combats globalement expéditifs, mais expérimente aussi de nombreuses trouvailles visuelles qui font parfois sortir quelques affrontements de la routine du récit. La narration est indéniablement vieillotte, tout comme peut l'être celle d'un Gô Nagai, par exemple. C'est en ça que ce premier tome présente un cachet indéniable. Véritable témoin de son époque, Masami Kurumada développe un style bien à lui, qui n'a certes pas beaucoup évolué depuis le temps, même s'il est mensonger de ne pas voir que sa patte s'est affinée au fil des décennies. En ce sens, l'enchaînement entre le prologue et le récit principal atteste de l'évolution du maître puisque ces trois chapitres ont été dessinés 37 ans après la parution originale. Ce sont donc tous ces ingrédients qui apportent une expérience visuelle à part : un style que Kurumada n'a jamais renié et qui a contribué à sa success-story, et un témoignage d'une époque qu'il semble important d'entretenir si on veut considérer le manga comme un art et pas uniquement comme un produit de consommation.
Une expérience qui passe aussi par un véritable art de conter cette histoire qui, finalement, tient sur un post-it. Avant Saint Seiya, Masami Kurumada pensait déjà des castes de guerriers, des figures plus marquantes que d'autres, des combats assez sauvages où la mort attend régulièrement le perdant et un sens très théâtral de la direction du scénario. La faiblesse vient certainement du grand nombre de personnages anecdotiques qui ne profitent pas de vrais développements de fond, si bien que même leurs designs se confondent souvent avec ceux des figures centrales. Ce "défaut" permet néanmoins au récit de garder un rythme, car c'est aussi pour sa frénésie que ce premier long arc se savoure directement, si bien qu'il est difficile de voir les plus de 700 pages défiler sous nos yeux. La narration suit la construction scénaristique minimaliste de l'auteur pour donner lieu à une guerre dramatique et effrénée entre deux camps de jeunes personnages, tous étant connectés par un même ADN : celui de la fougue débordante.
Déstabilisante au départ et finalement enivrante, à prendre pour ce qu'elle est et comme le témoignage d'un auteur peut-être injustement boudé, la lecture de ce premier tome de "Kojirô du clan Fuma" ne manque indéniablement pas de charme. Sans forcément attendre nerveusement la suite, tant le récit proposé ici peut se suffire à lui-même, on reste curieux de voir jusqu'où le mangaka a su pousser son art et sa formule dans les deux prochains volumes. À vrai dire, on aimerait même avoir accès aux OVA, ne serait-ce pour redécouvrir cette histoire avec l'esthétique du tandem Shingo Araki x Michi Himeno ! La sortie de ce titre est une prise de risque, mais un beau geste pour le manga de patrimoine. Remercions alors les éditions naBan de tenter cette aventure.