Critique du volume manga
Publiée le Mercredi, 19 Février 2025
À moins de s’être absolument tenu éloigné des réseaux sociaux depuis près d’un an et demi, difficile de ne pas avoir entendu le nom de Kagurabachi quand on s’intéresse de près ou de loin au manga. Lancé le 19 septembre 2023 dans le célèbre magazine Shônen Jump, le titre a acquis d’emblée une certaine notoriété, d’une manière un peu fortuite concernant l’internationale puisque son image première est due à un meme, une blague d’internet présentant l’œuvre comme un hit en devenir grâce à ses visuels stylisés et son protagoniste taciturne. Ce qui n’était qu’une blague a finalement reçu une forme de confirmation via le succès retentissant du manga au Japon, Kagurabachi ayant eu droit à plusieurs réimpressions tandis que plusieurs de ses volumes sont apparus dans les tops des ventes hebdomadaires alors que son adaptation animée a à peine été confirmée, de manière timide en décembre dernier via le média Toyo Keizai Online. Une confirmation de succès qui a très certainement renforcé l’aura de la série à travers le monde tandis que Kagurabachi a aussi fédéré de nombreux fans pour ses propres qualités.
La success-story du manga est un vrai petit cas d’école, ce qui est d’autant plus intéressant que son auteur signe là sa première série. Takeru Hokazono est effectivement un mangaka novice qui, atteignant à peine la vingtaine d’années, a fait ses débuts en 2021 via deux histoires courtes publiées pour la revue Shônen Jump GIGA: «Chain», une histoire dans laquelle deux ninjas se dressent face à un tueur en série dans une société moderne, et «Enten», le récit de deux jeunes pratiquants d’armes martiaux qui poussent leurs potentiels jusqu’à devenir les hôtes d’une bête spirituelle, ce qui va attirer de malsaines convoitises sur eux. Des bases déjà intéressantes dont le cocktail entre arts traditionnels et fantastique dans le milieu du crime atteste déjà de ce que sera sa série-fleuve. L’année suivante, en 2022, c’est pour l’hebdomadaire Shônen Jump que Hokazono dessine cette fois un one-shot, attestant sa montée au sein de la célèbre écurie shônen de la maison Shûeisha. Avec «Roku no Meiya», le mangaka dessine un nouveau récit sombre dans lequel un laissé pour compte pactise avec une entité qui se présente comme venue des enfers. Encore une fois, le jeune dépeint une certaine noirceur, quelques mois avant de lancer son futur hit. Ces bases sont donc intéressantes à prendre en compte pour comprendre le petit parcours de Takeru Hokazono, un auteur qui s’est rapidement formé un style et s’est attaché à certains tons et plusieurs mécaniques de scénario, que ce soit le surnaturel, le monde de l’ombre ou des personnages aux dimensions obscures. Car c’est ce qui façonne «Kagurabachi», dont il est maintenant temps de se pencher sur son premier volet qui fait la une de l’actualité manga depuis la semaine dernière.
Le jeune Chihiro Rokuhira a eu l’émerveillement de grandir aux côtés d’un père qui, sous ses airs insouciants, était un forgeron d’exception et un maître d’un art unique consistant à imprégner la magie à ses katanas. Kunishige Rokuhira a autrefois forgé six sabres d’exception qui, par leurs capacités, ont permis de mettre fin à une guerre. Chihiro aspirait à suivre la voie de son paternel… jusqu’à l’assassinat de celui-ci par la pègre, un meurtre motivé par le vol des fameux six katanas légendaires. Quelque temps plus tard, l’orphelin clame vengeance, et il est équipé d’une arme dont nul ne soupçonnait l’existence: un septième sabre ensorcelé que Chihiro compte manier pour retrouver les meurtriers de son père, achever leurs existences et récupérer les katanas volés.
Les bases de «Kagurabachi» sont particulièrement sombres, ce qui peut dénoter avec la plupart des séries du Shônen Jump contemporain. Fan de cinéma, de western comme des films d’action à la John Wick, Takeru Hokazono est attaché au thème de la vengeance comme leitmotiv de son manga. C’est en l’assumant pleinement qu’il donne vie à un début d’histoire qui ne manque pas de cachet tant la quête vengeresse de Chihiro parvient à nous interpeller suite à une introduction qui plante le personnage attachant que fût son père et les liens forts existants entre le héros et son géniteur. Et si une telle accroche peut sembler trop pesante à première vue, l’auteur parvient à lui donner une forme de légèreté, notamment en n’abusant pas du côté taciturne de son héros et en lui créant différentes attaches qui se densifient au fil du volume. Chihiro n’est pas un protagoniste qui boude en solo dans son coin, tout comme il n’est pas un personnage si centré sur sa vengeance qu’il en vient à oublier ce qu’il y a autour de lui et à se montrer égoïste, loin de là. Sans doute est-ce pour cette nuance que le garçon fait mouche et que le plot de ce premier tome vient nous séduire dès les premières pages.
Une suite qui est tout aussi réussie, puisque Takeru Hokazono ne semble pas vouloir étirer son introduction trop en longueur afin d’entrer rapidement dans le vif du sujet. Loin de se plaire dans différents chapitres d’introduction pour poser les bases progressivement, le volume aborde concrètement ses enjeux dès ses premiers tomes, plantant même un antagoniste clairement défini, si bien que c’en est presque déstabilisant. Mais il fallait bien ça pour faire ressentir l’aura de film noir du récit, ce que l’auteur parvient à faire en nous plongeant dans un monde du crime qui vient donner une autre envergure au décor. Le monde sombre de «Kagurabachi» ne passe pas uniquement pas la quête du héros, mais aussi par le scénario autour d’un personnage étonnant de petite fille, Char (rien à voir avec la célèbre Comète rouge de Gundam), qui a sa propre intrigue tragique vis-à-vis de ce monde de l’ombre sans scrupules. Concernant la fillette, sa présence est initialement due à une volonté du mangaka et de son éditeur d’assouplir la noirceur de l’histoire, mais il est agréable de voir que Hokazono en fait une vraie figure attachante qui apporte à l’intrigue plus qu’une simple mascotte vouée à détendre l’atmosphère. Le monde dépeint dans ce premier tome se tient et est même soumis à pas mal de promesses. Car avec tout ce qui est narré en filigrane, le concept de sorcellerie, mais aussi celui de la pègre, couplé à cette trame encore mystérieuse de guerre passée, «Kagurabachi» a déjà un champ des possibles assez fort devant lui.
Enfin, c’est aussi pour son style que ce premier tome se découvre avec plaisir. Takeru Hokazono dépeint très rapidement une certaine patte, dynamique et efficace, non avare en hémoglobines et aux moments d’action habilement mis en scène. Héritier d’un style dans la lignée de celui de Masashi Kishimoto, dont il est un fervent admirateur et lecteur de Naruto, le mangaka conjugue son art avec ses différents aspects thématiques et scénaristiques pour un ensemble cohérent. Reste quelques petites maladresses de débutant, parfois sur de la narration, mais ce serait mentir qu’affirmer que l’auteur ne montre pas un certain cachet dès ce premier opus.
Les bases de «Kagurabachi» sont donc franchement convaincantes. Au-delà du fait que ce premier tome renouvelle ou non le genre (un non débat en ce qui concerne votre serviteur tant énormément d’histoires aux tons variés ont déjà été racontées), le récit trouve déjà un bel équilibre dans ses idées, amène un divertissement efficace grâce à sa capacité à ne pas tourner inutilement autour du pot, profite d’une patte graphique agréable et plonge dans un univers aux nombreuses possibilités. Il est évidemment trop tôt pour juger le manga de Takeru Hokazono dans ses vastes horizons tant le récit a encore beaucoup à montrer et à prouver. Tout comme il est encore bien hâtif de dire si le manga fera date dans l’histoire du Shônen Jump ou s’il constituera, à terme, un phénomène comme Naruto, One Piece, Demon Slayer ou encore My Hero Academia ont pu l’être avant lui. Mais plutôt que s’intéresser à ces hypothèses, apprécier ce premier tome, pour ce qu’il est, procure un bon moment de lecture et créer déjà un enthousiasme à l’idée de lire la suite. Et pour un tome 1 d’une série d’action fleuve, c’est certainement le plus important.