Je suis née dans un village communautaire - Actualité manga

Je suis née dans un village communautaire : Critiques

Karuto mura de umaremashita

Critique du volume manga

Publiée le Jeudi, 07 Mai 2020

Kaya Takada est une mangaka pas tout à fait comme les autres. La raison ? Eh bien, elle est dans le titre: elle est née dans un village communautaire, un de ces villages coupés de tout, vivant en autarcie et obéissant à leurs propres règles. Des villages comme ça, on a commencé à en voir au Japon voire à l'étranger à partir des années 1970, à une période de fort rejet de la société capitaliste moderne et de ses dérives. Quand on les regarde d'un point de vue extérieur, certains voient ces villages comme des solutions de société et de vie alternatives pouvant être intéressantes, d'autres les considèrent comme des sectes... Takada, elle, ne peut qu'avoir un point de vue encore différent, puisqu'elle a vécu les 18-19 premières années de son existence dans l'un de ces villages, sans connaître quoi que ce soit d'autre, jusqu'à l'âge fatidique de 18 ans, âge où le village laisse le choix de rester ou de partir. Un peu vue comme un "élément trouble" car pas toujours respectueuse des règles au sein de la communauté, Kaya est partie. Malgré ce début de vie qui l'a forcément rendue inadaptée à certains aspects de notre société, elle a vite pu trouver un travail, et même un mari de 15 ans son aîné, en s'habituant alors petit à petit à ce qui était finalement une découverte du monde pour elle. En 2015, alors âgée de 35 ans, elle entreprend de raconter en manga (son premier manga, depuis elle a fait quelques autres petites tranches de vie légères), dans un magazine web de la plateforme Crea Comic Essai Room, son enfance dans ce village. Un premier volet couronné de succès, si bien qu'elle récidive en 2017 en racontant, cette fois-ci, son adolescence et la manière dont elle a été amenée à décider de quitter le village. Ces deux récits complémentaires, respectivement nommés au Japon Cult Mura de Umaremashita et Sayonara, Cult Mura. Shishunki kara Mura wo Deru made, on peut les découvrir en France depuis janvier 2019 aux éditions Rue de l'échiquier, qui les ont réuni en un unique pavé d'environ 280 pages nommé Je suis née dans un village communautaire.

Au programme, donc, un manga complètement autobiographique, forcément, mais pas uniquement, car l'ouvrage se pose également comme un récit véritablement documentaire sur la manière dont peut exister ce type de village... avec ses hauts et ses bas. Car concrètement, les idées de base du village prônent des valeurs tout à fait louables voire belles: rejet des dérives de la société de consommation, mise en valeur d'un aspect rural en auto-gestion avec exploitation de terrains agricoles, volonté de porter les notions de partage en rejetant même des choses comme la propriété privée (que ce soit pour les biens matériels qui sont tous partagés en commun, ou pour les habitations qui n'ont aucune clé)... Une certaine vision collective généreuse, en somme. Et qui, pourtant, dans le cas du village de Kaya, se construit également sur des règles on ne peut plus strictes voire très totalitaires. Ainsi, par exemple, il est interdit aux enfants de voir leurs parents plus de quelques fois par an, sous motif qu'il faut que dès leur naissance tous les enfants soient parfaitement égaux. Ils sont donc élevés à part, de façon rigoureuse, avec des conditions drastiques: seulement 2 repas par jour, travail (culture des champs notamment) obligatoire dès le plus jeune âge pour enraciner en eux la valeur du travail, punitions très sévères (on parle de châtiments corporels) données au moindre problème par une éducatrice trop rigoureuse (car un peu dépassée par tout ce qu'elle doit gérer) au moindre problème sans que des explications soient données aux gosses, séparation très stricte entre filles et garçons, mariages arrangés (on ne choisit pas qui on va épouser), etc, etc... on ne va tout énumérer, vous avez compris l'idée.

On a alors ici un récit dense, très dense (c'est très bavard, comptez un long moment pour tout lire), où Kaya Takada décortique tous ses souvenirs d'enfance dans la 1e partie puis d'adolescence dans la 2e. Au fil de ce qu'elle nous présente, nous qui sommes nés dans une société différentes pouvons être, plus d'une fois, abasourdis et choqués par ce qui est dit, ne serait-ce que concernant les châtiments corporels. De notre point de vue, nombre de choses nous paraîtront forcément très dures voire horribles. Et pourtant, pas question pour l'autrice de s'apitoyer sur son sort ou d'offrir une critique au vitriol: elle se contente de narrer tout ceci avec richesse certes, mais surtout avec le ton d'une personne qui, pendant la première moitié de sa vie (elle est restée là-bas 19 ans, elle doit en avoir aujourd'hui 39 ou 40), n'a connu que ça et a grandi dans ces conditions. Certes, elle a bien conscience qu'il y avait des choses difficiles et anormales, et qu'elle a ressenti des choses terribles qui resteront à jamais gravées en elle: par exemple, le gros manque affectif dans son enfance notamment car elle ne pouvait pas voir ses parents, ou la fin qui la tiraillait au point qu'elle cherchait n'importe où des choses à avaler (ça devient même un petit leitmotiv du récit) et qu'aujourd'hui elle tend à la boulimie pour ne plus jamais ressentir ça. De même, elle avoue conserver encore des séquelles psychologiques se résorbant petit à petit mais qui seront sûrement toujours quelque part en elle: elle a encore un peu peur des hommes, elle stresse quand on veut avoir avec elle des discussions sérieuses... Mais Kaya Takada ne se considère pas forcément comme malheureuse. Et son récit n'apparaît jamais trop pesant et lourd car elle s'adonne régulièrement à un certain humour, mais aussi parce que son dessin reste on ne peut plus simple, et surtout parce qu'elle raconte tout ça par le prisme de ses souvenirs. Le ton, en particulier dans la 1e partie, est placé à hauteur d'enfant, l'enfant qu'elle était, et elle présente alors les choses avec une part de naïveté enfantine qui a quelque chose de touchant. Egalement, il y a forcément des choses qu'elle ne pouvait pas connaître (par exemple, du fait de la séparation filles/garçons, elle n'a aucune idée de comment les garçons vivaient), et elle n'essaie pas de broder autour: elle se contente de raconter ce qu'elle-même a vécu, ce qui rend son récit d'autant plus sincère et authentique. Enfin, Takada a la bonne idée de régulièrement mettre en scène son mari, à qui elle raconte son histoire ici, et celui-ci devient plus d'une fois la voix de notre société, en quelque sorte notre voix, amenant des réflexions plus critiques quand Kaya considère que certaines choses n'étaient pas forcément si terribles, ce qui pousse régulièrement l'autrice à s'interroger elle-même. Entre elle et son époux, il y a un peu la confrontation entre deux personnes qui ont grandi dans des mondes différents et ont été élevés différemment, mais une confrontation construite.

Alors, certes, tout n'est pas impeccable: c'est parfois trop bavard, d'autant qu'à plusieurs reprises des choses se répètent quelque peu. Mais il n'en reste pas moins que ce gros volume est une lecture autobiographique et documentaire vraiment intéressante, présentant un mode de vie alternatif ayant ses bonnes idées mais aussi ses nombreuses dérives si on n'y prend pas garde, comme toute société humaine tout compte fait.

L'édition française, en sens de lecture occidental, ne souffre que d'un seul problème: son papier certes souple mais très transparent. A part ça, la traduction de Jean-Louis de la Couronne est claire dans sa densité, le grand format est appréciable pour un ouvrage aussi riche en textes, et l'impression est honnête.
   

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
16 20
Note de la rédaction