Inio Asano Anthology - Actualité manga

Inio Asano Anthology : Critiques

Kinoko Take no Ko

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 31 Janvier 2020

En cette fin janvier, l'actualité manga est assurément placée sous le signe d'Inio Asano, le maître du manga de société contemporaine étant présent au Festival d'Angoulême, et les éditions Kana lui offrant pour l'occasion une triple actualité côté sorties avec le nouveau tome de DDDD, l'édition intégrale d'Un monde formidable, et le recueil qui nous intéresse ici.


Dernière recueil en date du mangaka, paru au Japon en octobre 2018 aux éditions Shôgakukan sous le titre Bakemono Recchan / Kinoko Take no Ko - Asano Inio Tanhenshû, Inio Asaso Anthology est donc, comme son nom l'indique, une anthologie de 13 histoires courtes jusque-là inédites dans notre langue, et qui furent initialement prépubliées entre 2011 et 2018 au Japon. Une chose à constater est la multiplicité des magazines et éditeurs initiaux de ces histoires: les magazines Young Gangan et Monthly Big Gangang de Square Enix, le Brand Site de Suntory, USCA de Gioramax, un fanbook dédié à Fujiko F. Fujio, le Young Magazine de Kôdansha, les Big Comic Superior et Monthly Spirits de Shôgakukan... Que ce soit dans des magazines de prépublication manga classiques, sur des sites, ou dans des magazines spéciaux (un dédié à l'auteur de Doraemon, un autre centré sur la cigarette), le talent du mangaka semble pouvoir s'exprimer partout, sans doute est-ce là une preuve que ses talents sont reconnus et que ses récits toujours ancrés dans des réalités actuelles peuvent parler à bien du monde. Signalons aussi le statut un peu à part de certaines des histoires: trois d'entre elles sont en réalité la même histoire vécue d'un point de vue différent, une autre est celle que l'on retrouve aussi à la fin de son artbook Ctrl+T, l'avant-dernière est celle qui lui a permis de poser les bases de Dead Dead Demon's DeDeDeDe Destruction, et la toute dernière est juste une petite et très courte friandise où le mangaka rend hommage à son collègue et ami Kengo Hanazawa (l'auteur d'I am a Hero) d'une façon bien à lui !


Une lycéenne envers qui toute la classe sauf une fille montre une infinie sympathie semblant presque hypocrite puisque la dénommée Retsuko a en réalité un visage très particulier. Un début de relation très hésitant entre une femme et un homme vécu sous trois points de vue différents. Une jeune étudiante accueillant chaleureusement son oncle "revenu de voyage" pour la fin d'année. Un frère et une soeur dont la relation se complique depuis que cette dernière s'est mariée. Un moyen radical de faire face au vieillissement de la population. Les retrouvailles d'une jeune et sérieuse employée avec une vieille connaissance devenue un doubleur-star. Une demoiselle ayant décidé de fuir sa maison où rien de bon ne l'attendait... Il ne s'agit que de quelques exemples très brièvement présentés de ce qui nous attend dans ce recueil. Des récits à la base souvent assez simples, mais aux contextes variés, mais ayant surtout pour point commun de quasiment tous s'ancrer dans la réalité du monde d'aujourd'hui, comme Asano sait si bien le faire depuis les tout début de sa carrière, avec en toile de fond des portraits on ne peut plus justes de l'humain et du monde en perpétuel mouvement dans lequel il évolue.


Ainsi, certains récits, essentiellement ceux mettant avant tout en avant une relation/discussion entre un homme et une femme (il y en a quelques-uns), paraissent avant tout vouloir décortiquer de manière aussi instantanée que profonde toute la complexité que peuvent avoir les rapports humains, voire les difficultés de communication qu'il peut y avoir. A ce titre, l'histoire "Un homme doux", celle conçue en trois parties disséminées dans le tome (elles ne sont pas à la suite, c'est intéressant), a un concept aussi simple qu'efficace: les planches sont toujours les mêmes dans chaque partie, et seules changent les quelques bulles de pensées, avec tout simplement aucune pensée dans la 1e partie qui est neutre, les pensées de la femme dans la 2e partie, et les pensés de l'homme dans la 3e partie. La 1re partie étant dépourvue de pensées, le mangaka nous laisse imaginer nous-mêmes un début de relation que l'on pense simplement maladroit et classique, avant de déconstruire dans chacune des 2 autres parties ce que l'on imaginait, les 2 personnages ayant en réalité des pensées totalement éloignées de tout ce que l'on pouvait imaginer, et parfois presque déconnecté de la situation immédiate. Un excellent moyen de montre à quel point il peut être compliqué de deviner et de cerner la pensée humaine...


Et quand il ne s'agit pas de simplement croquer ces rapports humains, Asano ancre toujours en profondeur ses histoires dans des réalités personnelles ou sociales. Sur le plan personnel, on déniche des sujets aussi forts que l'incertitude face à l'avenir, le deuil, le sentiment d'être trop conforme et de ne pas pouvoir exprimer pleinement son unicité, l'ambivalence des sentiments d'échec ou de réussite... Du côté de la société, sur un plan plus ample, Asano exploite, parfois très profondément, nombre de "maux contemporains": la frontière entre la bienveillance et l'hypocrisie face à la différence, le harcèlement scolaire, les pressions sociales de tout type parfois si banalisées qu'elles en deviennent presque imperceptibles, la montée des extrêmes, du fascisme et des politiques plus durs, inquiétants ou guerriers (Asano évoquant même les fameuses lois sur la paix et la sécurité de 2015 ayant fait des remous dans son pays), les espoirs ou illusions liées aux "révolutions du net" via les réseaux sociaux, la place des médias, etc., etc.


Et dans cette optique, peut-être bien qu'une histoire en particulier se dégage profondément du lot: la plus longue du recueil avec ses près de 60 pages. La plus "SF" également. "Tempest", dans laquelle le mangaka, pour aborder les problèmes de société que sont le vieillissement de la population et la baisse du taux de natalité, part sur une base où il imagine que le gouvernement vote des lois surprenantes: la confection de zones spéciales pour personnes âgées où, sous couvert de soins et d'"examen de vieillesse", on les isole du reste de la population, on leur enlève leurs droits, on les pousse à choisir pour un "suicide assisté" en échange duquel leurs proches auront droit à une exonération d'impôts... Asano imagine là tout un fonctionnement huilé de manière hypocrite par un gouvernement voulant pousser les plus vieux vers la culpabilité et la mort, en les écartant de tout rôle dans la société et en faisant naître une forme de discrimination à eu regard de la part du reste de la population. Et ce qui est effrayant, c'est que l'auteur pense en profondeur les choses, sur un ton réaliste décortiquant tous les aspects (la manipulation des masses par le gouvernement pour faire accepter ça, le ressenti parfois très varié des principaux concernés, la perte d'humanité d'une telle société...) avec crédibilité, à tel point qu'on en arrive à penser qu'un jour une telle chose pourrait devenir réelle... On en ressort estomaqué et profond troublé, Asano jaugeant en plus à merveille ses visuels et les réflexions de certains de ses personnages, et toute la dernière ligne droite déstabilise et choque par ce qu'elle montre: une personnage principal errant avec une expression de résignation et de tristesse inoubliable, l'errance de vieillards nous provoquant en nous le choc pendant que tout le monde autour d'eux les ignore (et pourtant, ne fait-on pourtant pas parfois pareil, inconsciemment, par exemple vis-à-vis des sans-abri ?), la conclusion d'une brutalité dingue...


Clairement, l'auteur montre encore toute son excellence dans le registre des histoires courtes, où on le sent toujours plus à l'aise au fil du temps. Parfois sur des bases simples, il parvient comme personne d'autre à surprendre, à décontenancer, à déstabiliser notre regard de lecteur sur le monde qui nous entoure et sur ses déraillements, quitte à offrir des personnages jamais tout blancs ou tout noirs et à aller à l'encontre des habitudes, ne serait-ce qu'à travers certains personnages très justes dans tout ce qu'ils peuvent avoir de meilleur ou de plus sombre (le comportement de la déléguée de la 1e histoire devant Retsuko, le ressenti du jeune homme ayant perdu ses parents dans "Tournesols"...), le tout en nous poussant tout naturellement à la réflexion. Et tout ceci, il l'accompagne avec ses habituelles qualités visuelles: décors photoréalistes omniprésents et bien retravaillés, angles impeccables, très gros travail sur les ombres et les lumières, designs profonds, nuancés et diversifiés avec quelques petites variations de style selon les histoires, petite mises en scène jouant avec le lecteur (satisfaisant quand on voit que la mante discrètement perché sur une demoiselle finit par avoir son importance bien plus tard, troublant quand le regard d'un oncle sur sa nièce semble se poser où il ne vaut mieux pas, par exemple)... Encore un grand coup dans la carrière de cet incontournable et indispensable portraitiste de notre époque.


Cette chronique ayant été faite à partir d'une épreuve numérique non-corrigée fournie par l'éditeur, pas d'avis sur l'édition !


Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
17.75 20
Note de la rédaction
Note des lecteurs