Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 14 Février 2023
Naoki Yamamoto fait partie de cette catégorie, un peu étrange, de mangakas désormais vétérans, dont la carrière dure depuis longtemps (le milieu des années 1980 pour être plus précis), qui ont vite été remarqués en France et ont acquis une solide réputation à l'international dans le registre du manga underground, et qui restent pourtant très peu publiés dans notre pays. Parmi ses chefs d'oeuvre, ont compte évidemment ce qui était ses deux seules publications françaises avant cette année 2023, avec d'un côté l'emblématique Asatte Dance publié une première fois en France par Tonkam dès 1995 et réédité entre 2008 et 2010, et de l'autre côté le recueil Blue paru chez IMHO en 2012. Mais en ne citant que certains de ses autres travaux emblématiques inédits en France comme Believers ou la saga Red (oeuvre centrée sur l'Armée Rouge Unifiée, qu'il a dessinée pendant environ dix ans en comptant les spin-off), il y aurait encore beaucoup à explorer dans la carrière de cet artiste qui, bien souvent, se plaît à utiliser l'érotisme pour mettre en avant certaines faces de la société.
Bref, Naoki Yamamoto est un mangaka qui reste bien trop rare dans notre langue par rapport à ce qu'il a à apporter. Et il aura fallu attendre plus de dix années après la sortie française de Blue pour enfin découvrir dans notre pays un autre de ses mangas, grâce à l'éditeur indépendant Atelier Akatombo qui, depuis ses débuts dans le manga en 2020, a déjà su nous offrir quelques publications de qualité. Paru en France le mois dernier, Fatale Fiancée a pour titre original "Hakai", que l'on pourrait simplement traduire littéralement par "Rechute". Initialement prépublié au Japon en 2005 sous la forme de 7 chapitres dans le prestigieux et regretté magazine Ikki des éditions Shôgakukan (un magazine qui, entre 2000 et 2014, s'est évertué à laisser s'exprimer des artistes à a patte bien personnelle et affirmée, comme Hayashida Q avec Dorohedoro, Daisuke Igarashi avec Les Enfants de la Mer, Saru et Sorcières, Mohiro Kitoh avec Bokurano...), ce manga d'environ 220 pages voit en réalité Yamamoto mettre en images une histoire imaginée par Suzuki Matsuo, un homme multi-facettes puisqu'il est aussi bien scénariste de mangas et de films que romancier, acteur, producteur et même directeur de théâtre. Il est d'ailleurs intéressant d'apprendre, via les postfaces des deux artistes en fin de tome, la genèse de cette histoire qui était initialement prévue pour le cinéma avant d'arriver entre les mains de Yamamoto. Notons enfin, pour terminer cette petite présentation, que l'oeuvre est sous-titrée au Japon "Uri Geller-san anatanokao wa iikagen wasurete shimaimashita", que l'on pourrait traduire, selon Atelier Akatombo, par "Uri Geller, je n'arrive pas à me souvenir de ton visage". Et si le nom d'Uri Geller ne vous dit rien, retenez juste qu'il s'agit d'un animateur de télévision israélien aujourd'hui âgé de 76 ans, qui a longtemps affirmé posséder un don de psychokinésie et de télépathie en étant qualifié de charlatan par ses détracteurs. Et c'est précisément cette possible psychokinésie qui est en lien avec le manga dont il est question ici.
C'est pourtant un homme a priori tout ce qu'il y a de plus banal que l'on découvre en guise de personnage principal, avec son petit lot de problèmes terre-à-terre. Depuis que son père a eu un gros pépin de santé, Kazushi, 31 ans, a repris l'imprimerie familiale, et tous les soucis qui vont avec: les accidents des employés, les coûts qui montent, les rendez-vous à la banque où il se dit qu'il suffit d'emprunter, les arrêts de magazines qui réduisent encore le nombre de clients... si bien qu'à l'arrivée, la petite entreprise est au bord de la faillite. Entre tout ce qu'il y a à gérer professionnellement et la situation familiale où son père doit faire attention à sa santé, il va de soi que notre homme bien que trentenaire, n'a absolument pas le temps d'envisager de fonder sa propre famille, tout célibataire qu'il est...
Avec ce pitch de départ, on imagine bien ce qui a pu plaire, dans le scénario de Matsuo, à Yamamoto, lui qui croque assez souvent des personnages (généralement jeunes adultes) un peu perdus et étouffés par les pressions de la société. Kazushi pourrait être l'un de ces trentenaires nippons lambda... mais on sent régulièrement, via des pages sonnant comme des réminiscences et assez bien mises en scènes, que quelque chose cloche avec lui: tentatives de tordre des cuillères, mystérieuses visions extraterrestres... et il ne faudra qu'une seule personne pour tout faire basculer.
Cette personne, il s'agit de la dénommée Mitsuko, qu'il rencontre un peu par hasard, et qui le séduit bien vite sans avoir à forcer. Grande, élancée, belle, vêtue de façon plutôt sexy, elle se confie bien vite à lui sur ses problèmes, lui fait connaître l'amour charnel, s'impose facilement dans sa vie jusqu'à s'immiscer en tant que fiancée sans qu'il rétorque quoi que ce soit... Il faut dire que la jeune femme est particulièrement envoûtante dans son genre, mais est-elle tout à fait honnête ? La réponse se dessinera au fil d'une petite intrigue sur laquelle on va éviter d'en dire beaucoup plus, mais qui s'avère bien pensée dans les grandes lignes, et qui semble surtout mettre en avant ne chose: la reprise en main de sa vie par un héros qui était jusque-là effacé, résigné, en se laissant avoir par les événements sans en prendre vraiment le contrôle. Et son étrange pouvoir, assez discret dans le fond, semble avant tout symboliser cette reprise en main sur son existence.
Les deux auteurs abordent toutefois tout ceci d'une façon bien à eux: derrière sa toute petite part de surnaturel s'incrustant dans une réalité banale format un petit portrait social, Fatale Fiancée est avant tout un manga qui mise beaucoup sur le décalage, quelques excès de violence sanglante et une part un peu absurde, pour nus offrir une sorte d'ovni humoristique et déjanté où pas mal de scènes font leur effet, ne serait que certaines réactions de passants complètement je m'en-foutistes face à des situation graves ou ubuesques, et les excellents élans d'humour noir parmi lesquels l'obsession du père de Kazushi pour fabriquer son propre cercueil (et en être hyper fier en posant dedans).
Naoki Yamamoto, lui, met en images tout ceci avec efficacité, en alternant entre des cadrages assez classiques mais soignés, immersifs et expressifs dans les phases "calmes", et des petits élans de mise en scène plus libérés (notamment dans l'utilisation des onomatopées et dans les découpages) lors des moments plus dingues.
Fatale Fiancée est typiquement le genre de manga un peu à part, dans lequel il faut bien rentrer pour en profiter un maximum, mais qui révèle pas mal d'éléments malins et qui peut être assez jouissif une fois qu'on est dedans. Ici, en tout cas, c'est validé ! Et il n'y a plus qu'à espérer que ce retour trop longtemps espéré de Naoki Yamamoto en France appelle d'autres sorties d'oeuvres de cet auteur dans notre langue.
En ce qui concerne l'édition, qui est basée sur la réédition japonaise de 2016, elle est correcte pour un éditeur indépendant. Il y a des petites choses à reprocher: quelques petites coquilles d'inattention dans les textes (qui n'empêchent jamais la bonne compréhension et qui pourront sûrement être corrigées dans de futures rééditions), un lettrage basique (sans être gênant), ainsi qu'un papier un peu trop transparent. On a néanmoins un livre agréable à manipuler, une traduction claire, et quatre premières pages en couleurs.