Critique du volume manga
Publiée le Mardi, 14 Mai 2024
En seulement deux one-shot, à savoir le bijou "Daruchan" en mars 2021 et l'intéressant récit autobiographique "Je vais être maman !" en septembre 2022, Lemon Haruna s'est, mine de rien, installée comme une mangaka à suivre de près au sein du catalogue du Lézard Noir, si bien que c'est avec plaisir et intérêt qu'on l'a vue revenir chez l'éditeur poitevin, en mars dernier, avec le premier volume de sa dernière série en date "Fashion" (ou "Fashion!!" en version originale), qu'elle poursuit tranquillement au Japon depuis 2020 pour le compte de la revue Bunshun WOMAN et du site Bunshun Online de l'éditeur Bungei Shunjuu.
Cette oeuvre nous immisce auprès de Kai Shindo, 36 ans, qui coule des jours chargés mais agréables à Tokyo avec sa femme Sakurako, mangaka de 33 ans spécialisée dans les mangas humoristiques et biographique, et leur tout jeune fils Shin âgé de 2 ans. Travaillant en tant que technicien lumière pour la télévision, Kai est également un grand passionné de fringues et de mode, si bien qu'il ne rate aucun défilé de la Fashion Week et qu'il aide aussi un ami dans la gestion de son concept store. C'est au cours d'un showroom qu'il fait la connaissance de Jean, un étudiant en 4e année en université de mode, qui vient de l'étranger et qui le séduit très vite par sa passion apparente et par sa détermination à lancer sa marque de vêtements. Le jeune garçon à l'apparence naïve n'ayant malheureusement aucun argent pour ça, il réclame l'aide de Kai afin de préparer un défilé pour la Fashion Week, et le trentenaire lui-même passionné de mode se laisse facilement attendrir par ce garçon désirant visiblement apporter du neuf dans le monde de la mode. C'est décidé: même sans argent, il lui accorde son temps, sa confiance et ses relations pour l'aider au maximum ! Mais Jean est-il vraiment ce qu'il semble être, dans cet univers de la mode où tout n'est qu'apparences ?
Comme le laisse très bien deviner le titre, "Fashion" a pour première vocation de nous immiscer dans l'univers si particulier de la mode et de ses luxueux défilés. Et si, comme moi, vous n'avez à la base absolument aucun intérêt par ce monde à-part voire êtes souvent dégoûtés par celui-ci (c'est mon cas), rassurez-vous, non seulement car la série de Lemon Haruna en offre un portrait pour l'instant assez intéressant et non-idéalisé, mais aussi parce que la mangaka nous fait déjà sentir qu'elle ne va pas tout à fait se limiter strictement à ça.
Oh, bien sûr, à travers le début de parcours commun du passionné de mode Kai, de son épouse Sakurako qui n'y connaît absolument rien (ce qui en fait un personnage parfait pour expliquer des éléments de base et pour que les lecteurs néophytes s'identifient assez à elle) et du jeune Jean, l'autrice déballe déjà pas mal de choses sur cet univers: des informations très générales sur la mode, des détails plus spécifiques à la Fashion Week de Tokyo (les lieux emblématiques où elle se passe, etc), et surtout différents éléments essentiels à la création d'un défilé comme les bases (vêtements, coiffures, maquillage, lumières, musique...), les métiers exigés (mannequin, styliste, coiffeur, maquilleur, scénographe, attaché de presse...) ou encore l'importance d'offrir un concept solide à sa marque et de bien déterminer ce que l'on veut transmettre à travers elle. En jonglant habilement entre la passion du connaisseur Kai et le côté néophyte de son épouse, Lemon Haruna a de quoi toucher facilement tous les publics ici, d'autant plus que son dessin limpide et un peu épuré ainsi que sa narration assez enlevée aident facilement à s'immerger.
Mais comme dit plus haut, l'autrice ne compte a priori pas se limiter strictement à ça, en nous faisant sentir d'emblée qu'une part plus inquiétante est aussi à prévoir à travers le personnage de Jean, jeune garçon qui, dans un univers où tout n'est qu'apparences, joue lui-même habilement et dangereusement là-dessus en n'étant absolument pas ce qu'il semble: alors qu'il joue les garçons modestes, gentils, authentiques et passionnés, Haruna nous fait constamment sentir, via certains de ses regards sombres, ses comportements ambigus, ses paroles et même quelques très brefs flashforward, qu'il n'est rien d'autre qu'un menteur aguerri et audacieux, un manipulateur redoutable pouvant cristalliser à lui seul les faux-semblants de cet impitoyable microcosme. Forcément, il y a une certaine tension qui se dégage chez le lectorat, qui cerne vite les aspects sombres de Jean, alors que Kai et Sakurako n'en savent rien, au risque de s'impliquer toujours plus candidement dans ses manigances. Reste aussi une question au bout de tout ceci: pourquoi le jeune étudiant fait-il ça ?
A l'arrivée, on a un premier volume qui remplit bien son rôle: tout en entamant une immersion intéressante dans l'univers de la mode et de ses coulisses, Lemon Haruna y propose un peu plus en intriguant comme il se doit autour des manipulations de Jean, si bien que l'on se demande facilement jusqu'où tout ceci emmènera la famille Shindô.
Enfin, concernant l'édition française, elle s'inscrit dans les standards de l'éditeur avec un grand format sans jaquette ni rabats, avec un papier souple et assez opaque, une qualité d'impression satisfaisante, un lettrage très convaincant, et une impeccable traduction de la part de Miyako Slocombe. Saluons aussi l'excellent travail d'adaptation effectué pour la couverture qui, tout comme dans l'édition nippone, prend la forme d'une couverture de magazine de mode.