Critique du volume manga
Publiée le Vendredi, 17 Novembre 2023
Voici presque deux ans qu'elle avait été annoncée par Noeve Grafx au tout début du mois de décembre 2021, et la voici enfin: la publication française de L'eau retourne toujours à la mer. Achevée en 3 tomes, cette oeuvre fut la deuxième série de la carrière de Retto Tajima, une mangaka que l'on découvre en France pour l'occasion. Cette tranche de vie a été prépubliée au Japon de 2018 à 2020 sous le titre Mizu wa Umi ni Mukatte Nagareru, dans les pages du Bessatsu Shônen Magazine des éditions Kôdansha. Il s'agit d'une série très remarquée dans son pays: lauréate du 24e Prix Culturel Osamu Tezuka catégorie nouvel auteur, 5e en 2020 aux Manga Taishô Awards, mais aussi présente au classement Kono Manga ga Sugoi! en catégorie "manga pour garçons". Et à vrai dire, sa popularité fut telle qu'une adaptation en film live a vu le jour au Japon, ce film étant sorti là-bas me 9 juin dernier.
Tout démarre par la descente d'un adolescent de 15 ans à la station de gare de Betsumagaya. S'apprêtant à être logé par son oncle pendant ses années de lycée puisqu'il va intégrer un établissement scolaire éloigné de la demeure familiale, le jeune Naotatsu Kumazawa s'attendait à être accueilli sur le quai par celui-ci, mais à la place c'est une parfaite inconnue nommée Sakaki qui vient le trouver pour le conduire jusqu'à son nouveau lieu de résidence. Cette jeune femme serait-elle la petite amie de son oncle ? La vérité est tout autre: le ton vit simplement on colocation avec trois autres personnes qu'il héberge, Naotatsu devenant ainsi la quatrième personne à être accueillie par ses soins. Bien que les deux autres colocataires soient moins présents (l'un travaille de nuit, l'autre est régulièrement à l'étranger), Naotatsu va devoir, petit à petit, apprendre à cohabiter avec ces gens, tout en tâchant de s'intégrer au lycée. Mais rapidement, certains éléments intrigants liés à des secrets de famille apparaissent devant lui, alors même que tout le monde semble vouloir le préserver de ça car "Les enfants n'ont rien à voir là-dedans".
L'une des premières qualités de ce début de récit est assurément d'ordre narratif et visuel. On le sent dès les premières pages, Rettô Tajima a à coeur d'installer un rythme posé, qui prend son temps, et pour ça la mangaka aime s'attarder sur des petits détails visuels comme les reflets de la pluie sur le sol, une goutte qui tombe sur une feuille, ou encore différents petits recoins de la demeure où les personnages vivent en colocation (y compris l'espèce d'abri au-dessus du toit où le linge est étendu). Et si cela dégage un réel charme, c'est aussi parce que la dessinatrice adopte un style graphique assez personnel, en offrant des designs humains assez simples et naïfs dans les traits, ou encore en évitant d'utiliser trop abondamment les trames classiques (elle en utilise pas mal bien sûr, mais avec parcimonie), pour donner un rendu plus "authentique". Il s'en dégage quelque chose d'assez doux, avec une certaine poésie du quotidien, mais où l'on ressent aussi comme une pointe de mélancolie désabusée s'expliquant bien vite par ce que l'on commencera à comprendre autour des petits secrets de famille.
En effet, le "nerf de la guerre" du récit est sans aucun doute à chercher dans ces secrets, et même s'ils sont révélés assez vite, on va tâcher de ne rien dire dessus afin de ne rien spoiler. Ce que l'on peut dire, en revanche, c'est que l'autrice a une manière très intelligente de les aborder: alors que les personnages adultes pensent que Naotatsu n'est pas au courant et qu'il ne doit pas l'être car il n'est encore qu'un enfant, en réalité l'adolescent a déjà capté pas mal de choses en entendant des bouts de conversation, et à partir de là bien des questions se posent. Doit-il faire comme s'il ne savait rien ? Pourquoi, dix ans auparavant, à l'époque où il avait 5-6 ans, vivait-il avec son oncle chez son papi ? Son entourage (en tout cas, celui qui est au courant des secrets de famille) a-t-il raison de vouloir lui cacher tout ça ? Deux choses sont sûres: non seulement tout ceci poussera sûrement Naotatsu a gagner en maturité et à grandir (ce qu'il montre déjà bien), mais en plus ça commence déjà à créer, dans la colocation et au-delà, des cassures et des approfondissements qui amènent une tonalité très humaine.
Enfin, il y a aussi un certain plaisir de lecture à découvrir les différents visages de l'oeuvre puisque, autour de Nao, viennent vite graviter des figures assez truculentes dans sa nouvelle vie, à commencer par celles de la colocation. On à l'oncle Shigemichi Utagawa qui a démissionné de son travail, qui déteste la vie moderne où il faut travailler même quand on est malade, et qui se relance en tant que mangaka a plus de 30 ans sous le nom de plume de Nigemichi, le tout en cachette de sa famille. Puis il y a Chisa Sakaki, employée de bureau de 26 ans mystérieuse et nonchalante, dont le côté désabusé s'expliquera fort bien assez rapidement. Puis il y a Izumiya, jeune homme qui, quand il ne se travestit pas la nuit pour son boulot de voyante, est, le jour, un garçon plutôt sanguin, qui cogne facilement les gens qui lui sont désagréables (et ça lui a déjà joué plus d'un tour). Enfin, il y a le professeur Naruse, souvent à l'étranger et ami de longue date du père de Sakaki. Et n'oublions pas, côté lycée, la première amie proche de notre héros: Kaede, belle adolescente courtisée par plusieurs gars du bahut, et qui voit sans doute en Nao quelqu'un d'un peu différent puisqu'il ne cherche pas à la draguer ou à sortir avec elle. L'un des autres plaisirs du tome est de découvrir par petites touches ces personnages, puisque la mangaka prend soin de distiller par-ci par-là les petits éléments nous faisant cerner leur petit background et leur personnalité.
Mission accomplie, donc, pour ce premier volume. Dans un style visuel assez personnel et plaisant, et sous une narration intelligente, Rettô Tajima installe un récit aux multiples qualités, à la fois pour son atmosphère, pour l'intérêt que suscitent les petits secrets de famille, et pour la bonne mise en place de différents personnages facilement attachant et humains et que l'on a vite envie de retrouver.
Côté édition, une nouvelle fois Noeve ne déçoit pas avec une copie tout à fait satisfaisante. A l'extérieur, on a une jaquette fidèle à l'originale japonaise tout en étant ponctuée de beaux et fins vernis sélectifs sur les éléments textuels. Et à l'intérieur, le papier allie souplesse et opacité, l'impression est excellente, le lettrage d'Emma Poirrier est très convaincant, et la traduction de Rodolphe Gicquel sonne avec beaucoup de naturel et colle bien à l'atmosphère de l'oeuvre.