Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 15 Avril 2021
Avec La reconversion de Sakurada sorti en France en novembre 2019 et, surtout, My Rumpringa paru dans notre langue en janvier 2019, Kaya Azuma est une mangaka qui a rapidement su nous séduire ici, autant pour ses histoires que pour ses qualités visuelles et narratives, si bien que l'on attendait avec une certaine impatience son retour dans notre pays. C'est désormais chose faite avec la parution, le mois dernier et toujours dans la collection Hana des éditions Boy's Love, du premier volume de Dear Gene. De son nom original Shinai Naru Gene e (littéralement "Cher Gene"), cette série a été lancée au Japon en 2019 dans le magazine fRag des éditions Shinkôsha, et ne compte pour le moment qu'un seul volume. De par le fait qu'elle exploite une thématique similaire, l'oeuvre est présentée comme un spin-off de My Rumspringa, mais concrètement elle peut se lire de manière totalement indépendante sans le moindre souci.
Dear Gene commence en nous plongeant en été 1992, quelque part en banlieue de New-York. C'est là qu'un lycéen du nom de Gene est venu habiter, le temps de quelques semaines pendant les vacances, en s'installant chez son oncle Trevor. Après une petite altercation (le "choc des générations"...), l'adolescent s'enferme dans le bureau de son tonton, et finit par mettre la main sur un bien mystérieux carnet... qui s'avère être un journal intime amoureux, dans lequel Trevor a couché sur papier la relation qu'il a eue autrefois, avec un autre garçon lui aussi prénommé Gene...
Nous voici alors, bien vite, plongés en 1973, alors que Trevor Edwards est un avocat déjà bien installé. Alors qu'il vient d'égarer d'importants papiers concernant l'une de ses affaires, il est approché par un jeune homme qui les a trouvés. De fil en aiguille, Trevor comprend ensuite que ce garçon, nommé Gene Walker, n'a pas de domicile ni d'emploi, si bien qu'alors que le froid s'abat il lui propose de venir loger chez lui, puis de devenir son homme de ménage. Mais au fil du temps, l'avocat constate vite que ce jeune homme, bien que clairvoyant, méconnaît beaucoup de choses sur le monde: il ne sait pas ce que sont une douche, une télévision et bien d'autres appareils de maison, ne semble pas avoir eu une éducation classique... et pour cause: il y a encore trois ans de ça, Gene faisait partie d'une communauté Amish en Pennsylvanie mais, après avoir fait son rumspringa, a choisi de ne pas y retourner et de venir à New York. Car le rumspringa est cette période où chaque amish, une fois l'âge requis atteint, a le choix entre recevoir le baptême et vivre parmi les autres amish, ou vivre dans le monde extérieur et couper les ponts avec sa famille.
Tout comme My Rumspringa, Dear Gene exploite donc la communauté amish, pas toujours très connue par chez nous, mais existant bel et bien. Pour rappel, cette communauté originaire de Suisse allemande est désormais surtout présente en Amérique du Nord, notamment en Pennsylvanie. Et dans la culture populaire quelques oeuvres ont, par le passé, déjà cherché à l'éclairer un petit peu plus: on pense notamment au très beau film Witness, réalisé en 1985 par Peter Weir et ayant Harrison Ford dans le rôle principal.
Si My Rumspringa prenait soin d'aborder plus en détails le fonctionnement de cette communauté, dans Dear Gene celle-ci, bien qu'assez efficacement (et sans le moindre jugement) mise en avant par différents aspects (surtout la méconnaissance du monde de Gene), semble (au moins pour le moment) être plutôt une toile de fond permettant à la mangaka d'offrir une pointe d'unicité à une histoire d'amour pas comme les autres. En plus d'être séparés par une certaine différence d'âge, les deux personnages principaux sont donc aussi, dans un premier temps, séparés par une certaine différence d'éducation (ce qui fera qu'au bout d'un moment Gene s'inscrira à l'Université)... et pourtant, ça ne les empêchera pas de se rapprocher toujours plus, jusqu'à dévoiler petit à petit certaines éléments de leur situation, de leur passé, de leurs tourments... Et distiller peu à peu le background de ses personnages est assurément l'une des grandes qualités de Kaya Azuma, d'autant plus que cela passe parfois par l'observation que l'un des héros peut faire de l'autre. De Gene, on cerne peu à peu un jeune homme ayant quelque chose de très pur de par sa méconnaissance du monde, et qui tâche d'avancer, de s'adapter, même si Trevor sent bien que sa famille doit lui manquer un peu. Quant à Trevor, il est plus intéressant encore, de par ce qu'il renferme en lui, lui qui depuis toujours vit sans être sincère envers lui-même, que ce soit concernant sa sexualité ou sa famille... Gene sera-t-il celui qui lui permettra d'avancer dans le bon sens ?
Le récit fonctionne à merveille, et il y a plusieurs raisons à cela. Tout d'abord, l'excellent choix narratif d'Azuma: en nous plongeant au départ dans le point de vue de Gene (le neveu de 1992) qui lit le journal intime de Trevor, la mangaka nous fait vivre les choses comme une histoire ancienne mais ayant irrémédiablement marqué la vie de l'oncle, le tout dans une atmosphère souvent nostalgique et mélancolique puisque, en 1992, le grand amour de Trevor ne semble plus être à ses côtés. Ensuite, l'immersion dans les années 70: l'autrice fait régulièrement écho à des événements de l'époque, que ceux-ci soient assez larges (la fin de la guerre du Vietnam, par exemple), ou plus spécifique à l'homosexualité, ce qui permet d'avoir un aperçu convaincant de la façon dont pouvaient être perçus les homosexuels à une époque où ils luttaient déjà pour leurs droits. Et entre les réflexions homophobes et l'évocation de moments historiques (comme les émeutes de Stonewall Inn), Azuma soigne vraiment les choses. Enfin, il y a tout le travail visuel de l'artiste: en plus de décors omniprésents, soignés et immersifs (généralement basés sur des photos) et de designs ravissants alliant expressions très nuancées, douceur et érotisme plus prononcé, on a droit à de vraies merveilles de découpage, de mise en scène, qui participent pleinement à l'ambiance globale. On adorera, entre autres, les instants où la dessinatrice découpe case par case une expression, ou ceux où elle insiste un peu plus sur les décors, les plantes, la petite pièce où se trouve le journal intime.
En somme, Kaya Azuma, avec ce premier volume, frappe à nouveau très juste, et nous livre un début de série ravissant, porté par des visuels canons, des personnages réussis et une atmosphère travaillée. De quoi donner irrémédiablement envie de découvrir la suite au plus vite. Quant à l'édition française, si l'on excepte des moirages sur certaines pages, elle est très bonne: le papier est de bonne qualité, la première page en couleurs est appréciables, la traduction de Laurie Asin est impeccable et ponctuée de quelques notes pertinentes, le lettrage est soigné, et la jaquette est bien trouvée avec ce logo-titre placé à côté de la plume, comme si le "Dear Gene" venait d'être écrit par Trevor.
Dear Gene commence en nous plongeant en été 1992, quelque part en banlieue de New-York. C'est là qu'un lycéen du nom de Gene est venu habiter, le temps de quelques semaines pendant les vacances, en s'installant chez son oncle Trevor. Après une petite altercation (le "choc des générations"...), l'adolescent s'enferme dans le bureau de son tonton, et finit par mettre la main sur un bien mystérieux carnet... qui s'avère être un journal intime amoureux, dans lequel Trevor a couché sur papier la relation qu'il a eue autrefois, avec un autre garçon lui aussi prénommé Gene...
Nous voici alors, bien vite, plongés en 1973, alors que Trevor Edwards est un avocat déjà bien installé. Alors qu'il vient d'égarer d'importants papiers concernant l'une de ses affaires, il est approché par un jeune homme qui les a trouvés. De fil en aiguille, Trevor comprend ensuite que ce garçon, nommé Gene Walker, n'a pas de domicile ni d'emploi, si bien qu'alors que le froid s'abat il lui propose de venir loger chez lui, puis de devenir son homme de ménage. Mais au fil du temps, l'avocat constate vite que ce jeune homme, bien que clairvoyant, méconnaît beaucoup de choses sur le monde: il ne sait pas ce que sont une douche, une télévision et bien d'autres appareils de maison, ne semble pas avoir eu une éducation classique... et pour cause: il y a encore trois ans de ça, Gene faisait partie d'une communauté Amish en Pennsylvanie mais, après avoir fait son rumspringa, a choisi de ne pas y retourner et de venir à New York. Car le rumspringa est cette période où chaque amish, une fois l'âge requis atteint, a le choix entre recevoir le baptême et vivre parmi les autres amish, ou vivre dans le monde extérieur et couper les ponts avec sa famille.
Tout comme My Rumspringa, Dear Gene exploite donc la communauté amish, pas toujours très connue par chez nous, mais existant bel et bien. Pour rappel, cette communauté originaire de Suisse allemande est désormais surtout présente en Amérique du Nord, notamment en Pennsylvanie. Et dans la culture populaire quelques oeuvres ont, par le passé, déjà cherché à l'éclairer un petit peu plus: on pense notamment au très beau film Witness, réalisé en 1985 par Peter Weir et ayant Harrison Ford dans le rôle principal.
Si My Rumspringa prenait soin d'aborder plus en détails le fonctionnement de cette communauté, dans Dear Gene celle-ci, bien qu'assez efficacement (et sans le moindre jugement) mise en avant par différents aspects (surtout la méconnaissance du monde de Gene), semble (au moins pour le moment) être plutôt une toile de fond permettant à la mangaka d'offrir une pointe d'unicité à une histoire d'amour pas comme les autres. En plus d'être séparés par une certaine différence d'âge, les deux personnages principaux sont donc aussi, dans un premier temps, séparés par une certaine différence d'éducation (ce qui fera qu'au bout d'un moment Gene s'inscrira à l'Université)... et pourtant, ça ne les empêchera pas de se rapprocher toujours plus, jusqu'à dévoiler petit à petit certaines éléments de leur situation, de leur passé, de leurs tourments... Et distiller peu à peu le background de ses personnages est assurément l'une des grandes qualités de Kaya Azuma, d'autant plus que cela passe parfois par l'observation que l'un des héros peut faire de l'autre. De Gene, on cerne peu à peu un jeune homme ayant quelque chose de très pur de par sa méconnaissance du monde, et qui tâche d'avancer, de s'adapter, même si Trevor sent bien que sa famille doit lui manquer un peu. Quant à Trevor, il est plus intéressant encore, de par ce qu'il renferme en lui, lui qui depuis toujours vit sans être sincère envers lui-même, que ce soit concernant sa sexualité ou sa famille... Gene sera-t-il celui qui lui permettra d'avancer dans le bon sens ?
Le récit fonctionne à merveille, et il y a plusieurs raisons à cela. Tout d'abord, l'excellent choix narratif d'Azuma: en nous plongeant au départ dans le point de vue de Gene (le neveu de 1992) qui lit le journal intime de Trevor, la mangaka nous fait vivre les choses comme une histoire ancienne mais ayant irrémédiablement marqué la vie de l'oncle, le tout dans une atmosphère souvent nostalgique et mélancolique puisque, en 1992, le grand amour de Trevor ne semble plus être à ses côtés. Ensuite, l'immersion dans les années 70: l'autrice fait régulièrement écho à des événements de l'époque, que ceux-ci soient assez larges (la fin de la guerre du Vietnam, par exemple), ou plus spécifique à l'homosexualité, ce qui permet d'avoir un aperçu convaincant de la façon dont pouvaient être perçus les homosexuels à une époque où ils luttaient déjà pour leurs droits. Et entre les réflexions homophobes et l'évocation de moments historiques (comme les émeutes de Stonewall Inn), Azuma soigne vraiment les choses. Enfin, il y a tout le travail visuel de l'artiste: en plus de décors omniprésents, soignés et immersifs (généralement basés sur des photos) et de designs ravissants alliant expressions très nuancées, douceur et érotisme plus prononcé, on a droit à de vraies merveilles de découpage, de mise en scène, qui participent pleinement à l'ambiance globale. On adorera, entre autres, les instants où la dessinatrice découpe case par case une expression, ou ceux où elle insiste un peu plus sur les décors, les plantes, la petite pièce où se trouve le journal intime.
En somme, Kaya Azuma, avec ce premier volume, frappe à nouveau très juste, et nous livre un début de série ravissant, porté par des visuels canons, des personnages réussis et une atmosphère travaillée. De quoi donner irrémédiablement envie de découvrir la suite au plus vite. Quant à l'édition française, si l'on excepte des moirages sur certaines pages, elle est très bonne: le papier est de bonne qualité, la première page en couleurs est appréciables, la traduction de Laurie Asin est impeccable et ponctuée de quelques notes pertinentes, le lettrage est soigné, et la jaquette est bien trouvée avec ce logo-titre placé à côté de la plume, comme si le "Dear Gene" venait d'être écrit par Trevor.