Daruchan ou la Vie Ordinaire de Narumi Maruyama, employée intérimaire - Actualité manga
Daruchan ou la Vie Ordinaire de Narumi Maruyama, employée intérimaire - Manga

Daruchan ou la Vie Ordinaire de Narumi Maruyama, employée intérimaire : Critiques

Daru-chan

Critique du volume manga

Publiée le Vendredi, 26 Mars 2021

Le Lézard Noir fait partie de ces éditeurs qui aiment inviter à découvrir ou à remettre en avant des mangakas cultes, ayant une patte bien à eux/elles, ou ayant des choses à dire. Cela peut passer par des artistes renommés comme Akiko Higashimura, Minetarô Mochizuki ou Kazuo Umezu, ou par des découvertes a priori plus intimes qui ont ensuite décollé, à l'image de Keigo Shinzô. Jusqu'à présent inédite en France, Lemon Haruna fait partie de la deuxième catégorie, et est de ces mangakas atypiques de par leur parcours non-conventionnel. Née en 1983, elle a pas mal vécu de petits boulots, et n'a commencé dans le manga que tardivement, en 2010, après la fin de son contrat en tant qu'employée intérimaire. Le goût du manga n'était toutefois pas nouveau chez elle, puisqu'au lycée elle a suivi les mêmes cours de dessin qu'Akiko Higashimura (sans doute est-ce, d'ailleurs, les cours de dessin dont Higashimura parle dans son autobiographie "Trait pour Trait", en cours de parution en France aux éditions Akata), et qu'elle a travaillé comme assistante pour cette même Higashimura avec qui elle est restée amie. Egalement passionnée depuis très longtemps par la revue Takarazuka, Lemon Haruna, côté manga, est surtout connue pour avoir dessiné plusieurs mangas autobiographiques, notamment sur son parcours de lectrice ou sur son accouchement. Et étant donné qu'elle-même a été employée intérimaire, on peut se demander s'il n'y a pas aussi des inspirations de sa propre vie dans le manga dont il est ici question, Daruchan.

Prépublié en 2017-2018 au Japon, Daruchan est une oeuvre dont le parcours dénote autant des habitudes que son autrice, puisque l'oeuvre fut proposée non pas dans un magazine de manga classique, mais dans les pages du magazine de beauté Hanatsubaki édité par la marque Shiseido. La série est ensuite sortie aux éditions Shôgakukan en deux volumes brochés, mais pour l'édition française Le Lézard Noir a fait le choix plus judicieux de regrouper ces deux tomes en un seul volume de 216 pages.

Daruchan, c'est l'histoire de Narumi Maruyama, une employée intérimaire de 24 ans dans un service commercial. Mais en réalité, elle se nomme Darumi Daruyama, vient de la planète Darudaru, et se force constamment pour garder son apparence humaine et ne pas reprendre son allure de darudaru plus inconsistante (une sorte de flaque rose). Elle ne recule devant aucun effort pour paraître humaine, y compris en se maquillant ou en mettant des collants alors qu'elle n'aime pas ça. Elle a un grand frère et une grande soeur qui sont des humains tout à fait normaux, tout comme ses parents d'ailleurs... Alors, pourquoi, elle, est-elle comme ça ?

Le pitch de base est malin, car non seulement l'éditeur n'en dit pas trop, mais en plus la mangaka elle-même n'explique pas tout et laisse ses lecteurs et lectrices comprendre par eux/elles-mêmes. Comprendre que notre héroïne n'est pas une vraie extraterrestre, mais que les instants où elle se considère comme telle et où elle fond interrogent sa place dans une société où elle ne peut pas forcément être elle-même, où elle peut être vue comme bizarre car peinant à se plier aux diktats sociétaux sans forcément aller à l'encontre de ceux-ci (comme sa façon de se forcer à mettre des collants ou à se maquiller, entre autres). Une sorte de personnalité peut-être un peu à part mais silencieusement étouffée par la société, en somme, comme il peut tant y en avoir.

Alors, la jeune femme saura-t-elle apprendre à composer avec tout ça, et peu à peu à mieux affirmer ce qu'elle est, ce qui l'intéresse, ce qu'elle veut être ? Cela passera forcément par différentes étapes, que ce soit sur les plans professionnels, relationnels, et purement personnels.

Côté professionnel, il y a toutes les différentes facettes de son travail dans la société en tant qu'intérimaire, que Lemon Haruna, en s'inspirant sûrement de sa propre expérience, décortique très bien en passant autant par les tâches plus ou moins ingrates (parfois, elle est un peu femme à tout faire) que par les relations purement profesionnelles entre collègues, et où la jeune femme affirme se plait car elle a un rôle, elle est utile et elle aime la compagnie où elle est.

Côté relations allant plus loin que le pur cadre professionnel, il y a d'abord Sugita, un collègue ayant des vues sur elle et étant très loin d'être idéal, en montrant un comportement imbu et détestable dès qu'il n'arrive pas à ses fins, et évoquant alors évidemment des dérives masculines vis-à-vis des femmes et dans le milieu du travail. Puis il y a Satô, une collègue que Daruchan jugera d'abord très mal en pensant que cette femme la déteste, et qui deviendra pourtant sa première véritable amie, en partageant notamment son soutien, ses conseils, mais aussi ses blessures, liées là aussi à une relation toxique avec un homme qu'elle n'a pas osé quitter à temps, toute certaine qu'elle était de l'aimer... Enfin, il y a Hirose, un nouveau collègue qui n'a pas l'air idéal au premier abord: physiquement handicapé à une jambe, ayant l'air toujours si occupé que personne n'ose le déranger, souriant très peu (ou, du moins, ne souriant pas sans raison)... Et pourtant, n'y aurait-il pas là de la simple maladresse, un manque de confiance, et un grand sérieux ? Au départ, Daruchan ne peut avoir aucune idée d'à quel point cette rencontre va marquer une part de sa vie, sur bien des points.

Enfin, sur le plus personnel des plans, il y a une découverte, par l'intermédiaire de Satô en premier lieu, d'une passion pour la poésie, passion si grandissante que Daruchan pourrait bien y trouver quelque chose surpassant tout et de salvateur... Osera-t-elle alors assumer jusqu'au bout ce qui naît en elle, quitte à peut-être devoir sacrifier d'autres choses ?

Le ton adopté par Lemon Haruna est on ne peut plus simple... et c'est peut-être en cela qu'il se révèle aussi juste et touchant, tant chaque étape semble y couler de source dans l'évolution de Narumi, dans ce que l'on voit de cette personnalité qui tâche d'avancer en se faisant sa modeste place dans la vie, au gré des rencontres bonnes ou moins bonnes et de ce qu'elle comprend d'elle-même. Dans un déroulement assez linéaire, Lemon Haruna brille à chaque instant, en évoquant avec autant de concision que de force l'introspection de cette femme, au gré de ses discussions, de ses pensées... Pas de subterfuges, pas d'exagérations, juste une simplicité de ton qui confère alors à l'oeuvre encore plus de sincérité et de petites nuances.

Et ces nuances, elles sont superbement cristallisée par la patte visuelle. Lemon Haruna dévoile un trait fin et épuré, sans hachures ni encrages classiques, et où c'est la couleur qui vient prendre le relais. Des couleurs très douces qui collent bien à l'atmosphère du récit, qui peuvent être très riches (entre des aplats soignés, ou au contraire plein de petites nuances dans le rose des visages), et qui soulignent d'autant mieux des expressions faciales très travaillées, alors que le trait apparaît pourtant si simple. L'ensemble parvient alors à véhiculer avec une minutie incroyable nombre d'émotions dont est capable l'humain: la crainte, l'incertitude, la joie, la mélancolie, l'amour heureux ou moins heureux à travers des regards presque perdus... et ces émotions viennent naturellement toucher en plein coeur.

Que ce soit pour son portrait de la société et du monde du travail, pour sa mise en avant de certaines relations, pour tout le travail effectué sur cette attachante jeune femme cherchant sa place, pour sa narration simple et sincère, pour son travail visuel, et pour d'autres choses encore, l'oeuvre est un bijou de justesse. Une fois rentrée dans notre vie, Narumi "Daruchan" Maruyama fait partie de ces personnes qui restent gravées en nous et que l'on ne peut oublier.

L'édition française, elle, est impeccable, et vaut ses 16€ puisqu'elle est entièrement en couleurs. Le papier et l'impression sont d'excellente qualité, et Miyako Slocombe livre une traduction sans la moindre fausse note, tant elle coule naturellement et sait véhiculer toutes les émotions, toute l'ambiance, et tout le ressenti de son héroïne.
   

Critique 1 : L'avis du chroniqueur
Koiwai
19 20
Note de la rédaction