Critique du volume manga
Publiée le Jeudi, 16 Octobre 2025
Avec l'émergence de titres comme Clevatess ou The Bugle Call qui amènent chacun leur part d'originalité dans ce registre, on peut dire que les mangas de dark fantasy se portent plutôt bien ces derniers temps... Mais peut-être manquait-il, au milieu de tout ça, un représentant du genre plus classique ces dernières années, et c'est ce que semble devoir proposer Cervin - Le Roi Oublié, la nouveauté de Pika Edition de ce mois d'octobre. Signée Kousuke Hamada (bien connu pour son manga sportif Hanebad! qui a connu une adaptation animée), cette série compte sept volumes au Japon à l'heure où ces lignes sont écrite, et est prépubliée là-bas depuis janvier 2022 au sein du très bon magazine Big Comic Spirits des éditions Shôgakukan ainsi que sur l'application Manga One du même éditeur. Encensée entre autres par Makoto Yukimura (Vinland Saga, Planetes) et Yoshiki Tanaka (The Heroic Legend of Arslan, Les Héros de la Galaxie), l'oeuvre arrive dans nos contrées avec une réputation flatteuse, et Pika Edition semble plutôt bien miser dessus en lui offrant une bonne visibilité en librairies, mais aussi en accompagnant la sortie de ce premier tome avec un très bel ex-libris offert à l'achat du volume, dans la limite des stocks disponibles.
Comme s'il voulait immédiatement nous faire ressentir toute la dureté de son univers, l'auteur démarre d'emblée son histoire par une bataille violente où personne ne sera épargné, pas même les femmes et les enfants. Cette guerre cruelle et barbare, elle voit les forces de l'empire d'Iria, dirigées par l'ambitieux prince Kontrano, envahir le royaume voisin de Hellenthal, jusque-là allié. Le premier objectif des envahisseurs semble clair: s'accaparer et réveiller la puissance du dragon maléfique qui est en possession de Hellenthal depuis un millénaire, le tout pour servir le désir de Kontrano de bâtir un monde dans lequel il dominera tout, non sans l'aide du mystérieux et ambigu Samael. Face à cette attaque-surprise, le bon roi de Hellenthal, Cervin, ne peut absolument rien, voit ses plus fidèles camarades, son peuple et même son épouse bien-aimée Hanna condamnés au pire... et ne doit son salut qu'à l'intervention de sa propre fille de dix ans, Arsinoé, qui utilise un pouvoir divin pour contrer la puissante créature, leur permettant ainsi de fuir à elle-même et à son père. Père et fille ont ainsi tout perdu en un rien de temps, et comme si ça ne suffisait pas le pouvoir utilisé par Arsinoé n'est pas sans contrepartie: elle a dû sacrifier de précieux souvenirs, et n'a désormais plus le moindre souvenir de son père...
Vous l'aurez sans doute déjà compris: en guise de trame principale, on part sur une histoire où un bon roi déchu, en compagnie de sa fille amnésique, va devoir voyager et consolider petit à petit ce qui, peut-être, pourra lui permettre de récupérer son royaume, de le reconstruire et de retrouver et sauver son peuple. Ajoutée à l'aspect globalement froid de cet univers, et à la manière soignée dont l'auteur va peu à peu commencer à construire toute une mythologie propre à son monde, cette intrigue évoque inévitablement la grande référence du genre, le classique Seigneur des Anneaux, jusque dans le design ténébreux de Cervin qui rappelle immanquablement Aragorn.
Mais loin de se limiter à cela, Hamada dépeint aussi, déjà, nombre de situations délicates et injustes dans ce monde où, plus d'une fois, on a des personnages contraints d'avancer et de survivre en suivant un code moral qui leur est propre et où les notions de bien et de mal sont parfois floues, à l'image de tout ce que doit faire la dénommée Minelpha pour atteindre son rêve et obtenir sa liberté dans la sinistre ville des plaisirs d'Ipithymia. Convoquant Berserk (son autre grande influence assumée) de par les aspects les plus cauchemardesques et oppressants de son début de série, le mangaka dépeint bel et bien un monde sans cesse dur, fait d'injustices, de violence, de sexe, de mort, de rage et de dépit. Un monde au beau milieu duquel l'étincelle d'espoir doit provenir des deux personnages centraux qui, en plus de leur royaume, devront aussi reconstruire toute une relation perdue.
Car c'est bien en ce lien père-fille devenu si particulier que ce premier tome s'offre, dans un contexte si sombre, ses moments plus touchants. Entre Cervin qui a tout perdu et pourrait se laisser dépérir si sa fille n'était plus là, et Arsinoé qui, du haut de ses dix ans et avec son lot d'innocence, n'a plus le moindre souvenir de son propre père et à tout à redécouvrir de lui, ce qui se bâtit est facilement poignant, oscille entre les moments de complicité et les instants de méfiance de la petite fille face à un homme dont elle ne se souvient plus. Mû par son amour paternel et par son côté attentionné, et bien que certains essaient constamment de salir sa réputation, Cervin, lui, tâche de ne jamais brusquer son enfant, de lui laisser le temps de se réadapter à lui jusqu'au jour où sa méfiance s'estompera totalement. Et dans cette optique on ne peut qu'imaginer la douleur contenue qu'il cache, notamment lors de certains moments de silence.
Visuellement, si la lisibilité des moments d'action n'est pas encore idéale, et bien que certaines transitions soient un peu foutraques d'une page à l'autre, on sent un grand potentiel. Certes, pour ce qui est la toute première série de fantasy plus sombre de sa carrière, on voit que le mangaka tâtonne quelque peu dans son rendu, mais les idées de designs (aussi bien les humains que les non-humains, les créatures et les décors de paysages et de cités) sont bien là et ne demandent qu'à s'affirmer. De plus, si la violence est forcément très présente sous différentes formes, le mangaka évite, généralement de tomber dans la gratuité, principalement en ne montrant pas le déroulement de la violence elle-même, mais plutôt en se focalisant sur le résultat pour les personnes qui en sont victimes.
A l'arrivée, c'est dans l'ensemble un premier volume particulièrement accrocheur que nous offre Kousuke Hamada. Ne cachant pas les grosses influences du Seigneur des Anneaux et de Berserk, l'auteur sait peu à peu trouver sa propre voie, et bâtir un univers difficile bien à lui, prometteur, avec sa propre mythologie, et où l'on aura notamment beaucoup d'intérêt à suivre la quête de Cervin pour reconstruire non seulement son royaume mais aussi son lien et ses souvenirs avec sa fille bien-aimée.
Du côté de l'édition française, enfin, la copie est convaincante: la jaquette reste très proche de l'originale japonaise jusque dans la typo du logo-titre, les fins éléments en vernis sélectif sur celle-ci sont jolis, les quatre premières pages en couleurs sont appréciables, le papier se veut souple et suffisamment opaque, l'impression est correcte, la traduction de Frédéric Malet est limpide et colle fort bien à la tonalité de l'oeuvre, et l'adaptation graphique assurée par Hinoko est propre.